L’intelligence arificielle à l’insu du corps du dire – B.LAURIE

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Du corps nécessaire : Que le dire prenne corps.

L’intelligence artificielle à l’insu du corps du dire

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Exister -comme sujet- c’est créer dans la contrainte corporelle

Exister, étymologiquement, signifie : être hors / hors d’être… C’est dire que l’existence – existence psychique- s’appuie sur cet être, sur ce qui fait corps. Cela nous rappelle à la logique pulsionnelle : celle qui met en action, par ce moteur qu’est le Désir.
Comment Freud a-t-il défini la pulsion sinon en s’appuyant sur cette logique corporelle qui appelle à diminuer toute tension?.. A la faim, il s’agit de répondre en se nourrissant, au rayon de soleil dans les yeux, répond un évitement, à l’épine qui pique le doigt, répond le retrait de ce dernier, etc.
Il s’agit bel et bien du corps et de la capacité à fuir la tension pour mieux répondre à ses besoins.
Freud introduit la pulsion, comme différenciée du besoin. Le sujet (de l’inconscient) agit sous l’emprise de ce principe de plaisir qui le guide vers une diminution de tension… A la fois, est-il soumis à une tension continue : la pulsion. Si les stimulations « purement corporelles », réelles pouvaient être évitées, la pulsion, elle, ne s’évite pas. Cet inévitable, métaphore du Désir, contribue à cette quête nommée « principe de plaisir », dont le pendant dialectique est le « principe de réalité ».
Le premier pan du principe de réalité est ce corps qui fait limite. Ce corps, donne appui Réel, comme espace contraint, comme objet et donc comme partie : foncièrement « pas-Tout ». A l’instar du végétal qui ne peut se nourrir que de ce qui l’entoure (lumière, eau, oxygène, etc.), l’animal aussi animé soit-il, ne peut trouver d’objet que là où il se trouve. Au-delà de cet espace contraint, résonne l’impossible.

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Avoir c’est être castré.

D’avoir un corps, je n’ai pas le reste. Ce que Freud entend dans les théories sexuelles infantiles, notamment dans les interrogations des enfants autour d’avoir un pénis ou non (une vulve ou non), ouvre à un champ plus vaste : avoir et n’être (pas).
Voilà ce qui définit la naissance d’un sujet : n’être. Si bien que l’essence du sujet équivaut à une perte. L’Un comme unique suppose l’Autre comme pluriel (Pluri-elles dont la psychanalyse se fait porte-étendard), comme reste définissant le sujet en négatif : le sujet n’est (né) “pas-Tout” (le “pas-Tout” c’est le féminin ; le puri-elles).
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Ce singulier et ce pluriel fonctionnent sur un mode dialectique : pas de l’Un sans l’Autre. Lacan parle de la livre de chair comme dette nécessaire à l’existence subjective. Cette livre de chair n’est pas sans lien avec le « signifiant du manque » : le phallus, alors à écrire en négatif : _ φ. C’est dire que pour chaque Un, il n’y a de phallus qu’en négatif ; comme visée du désir. Précisons que du côté de ce _ φ, en extension (en intension : Φ), se trouve Das Ding, représentant l’instance du corps comme reste (précisément cette « livre de chair », comme objet idéalisé sous forme d’une sorte de nostalgie de ce qu’on aurait eu perdu).

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Inspiré de la schématique de René LEW

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Ce phallus en négatif vient comme visée d’un désir qui ne fait que buter sur son objet (objet a), en tant que ce dernier renvoie (comme extension, il renvoie en intension) à la fonction phallique (et non à l’illusion de la jouissance phallique). Ainsi, le phallus fait fonction : au sens où ça pousse à l’agir.
Nous retrouvons dans ce « pousse à l’agir », la nécessaire mise en mouvement. Puisqu’il y a limite, contrainte objectale, comme Réel sur lequel bute la satisfaction, il y a nécessairement élan. Et point besoin de marcher, courir, sauter pour cette mise en mouvement, tout acte, qu’il soit parole, regard ou autre, fait mouvement ou pour mieux le dire : relation d’objet (du Je (en fonction) à l’objet a : la pulsion). Il est bien entendu que la pulsion freudienne a à voir avec le corps ; corps subverti par cette
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logique subjective supposant la division du sujet (Je/Autre). Ainsi, de dire avoir un corps, le sujet se dit manquant de l’Autre.
La pulsion exprime la quête de l’objet de jouissance en tant qu’il aurait été perdu. Cette quête, aussi continue que la pulsion, s’exprime par ce corps avec lequel je parle.
Lacan nous a apporté cette précision : ce n’est pas mon corps qui me parle mais « Je parle avec mon corps ». Ce Je relatif à la fonction dont il s’agit ici : à ce qui continue de s’exprimer à l’insu (inconscient) du sujet.
Ce corps avec lequel je parle ; ce rappel (à moi) comme Unheimlich : comme étrangement familier. Cela ne signifie pas qu’il faille se laisser aller à toutes sortes d’étrangetés (nudité, agressivité, boulimie, etc.) mais que soit reconnu le nécessaire : ce sans quoi je ne saurais exister et qui se nomme le Désir. Ce désir sous son format le plus archaïque s’exprime avec toute l’agressivité que suppose le Moi (à différencier du Je) en quête d’une jouissance phallique dont on pourrait dire qu’elle suppose de se foutre de l’Autre (exhiber, tuer, dévorer). Que des tendances perverses (utiliser l’objet dans la négation du Désir) continuent de s’exprimer par le corps, ne constituent qu’autant de rappels de la quête pulsionnelle.
On dit parfois bêtement “être ramené dans son corps”, comme si on en eut été sorti par excès d’imaginaire… Le bénéfice de l’expression populaire se trouve dans sa poétique, autrement dit : dans la dialectique que permet le sous-entendu. On entendra ici “qu’être ramené dans son corps” c’est aussi bien “en sortir” : d’entendre les étrangetés qui s’y disent, s’y rappelle que ce corps est subverti par ce Désir, aussi bien: cette haine, nécessaire au sujet. Qu’est-ce qui fit dire à Freud que la Haine est première à l’Amour ? Elle l’est car elle constitue la marque d’une séparation du petit d’homme de son objet maternel. De ne plus être une extension de son corps, l’objet maternel (entendez-y : le sein) se trouve haïssable de se barrer, de n’être pas là : précisément pas là où ça fait mal, où ça fait manque. Se trouve alors nécessaire de désirer, de chercher à s’inscrire dans le désir de l’Autre pour tenter de répondre à ce manque.
La norme sociale, aussi bien que le Moi, se fout du désir de l’Autre. Ainsi, rejette-elle la haine qui se dit nécessairement dans la relation à l’Autre. Du moins, tente-elle de la nier en prétendant à une humanité toute propre : nettoyée de toute impureté. Dans cette posture “vertueuse”, s’entendent autant de charades malmenant le discours psychanalytique : qui d’avoir traduit Triebe (pulsion) par “instinct”, qui de considérer les expressions de la pulsion comme des sauvageries, etc. Bref le pulsionnel serait le sauvage à taire (enterrer) en soi.
Ce qui forme le sujet ce n’est pas la répression (de ses sauvageries) mais le passage du désir d’incorporation réelle de l’objet (comme on imaginerait le bébé cherchant à avaler le sein – le sien) au désir d’introjection symbolique. L’objet reconnu comme objet a (non avalable), inclut la reconnaissance de la castration : n’étant que partie, il ne saurait être Tout. Il en est de même pour le sujet (autrement objet) : Sujet malgré Tout.
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Comment cette norme (sociale) fait-elle taire ce qui la contredit dans sa prétention à tout régler ?
En fait, il s’agit de corriger tout ce qui dérange, comme on corrige un enfant qui en aurait trop fait (trop de bruit, trop de mouvements, etc.). Il peut s’agir :
– de diminuer –comme on cherche à diminuer la tension / la douleur- par la contention, la médication…
– de modifier, ce que suppose : éduquer.
– d’éliminer et de laisser le différent(d) aux oubliettes. Ce qui suppose parfois cette 4e option:
– de remplacer (notamment par : un objet-outil, un robot, etc.)
De fait, la norme fonctionne comme un Moi, donc sur le mode paranoïaque (cf. LACAN “L’agressivité en psychanalyse” in Ecrits): il s’agit d’une fausse acceptation de l’Autre, d’une formalisation figeante de la relation d’objet; ce notamment par le biais de lois écrites qui n’ont que peu faire de la loi symbolique et des interdits fondamentaux (inceste, meurtre) appelant à une écriture constante. LACAN entend du Moi qu’il abonde dans le sens d’une satisfaction narcissique pour faire face au désarroi originel (que suppose la naissance du sujet – n’être). Plutôt que de reconnaitre le fondement dialectique du sujet (fondamentalement divisé), il s’agit dans la norme, sur le mode paranoïaque, de faire barrage entre l’Autre et le Je en fonction. Le sujet, comme tel, s’y trouve nié.

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De l’intelligence artificielle, comme négation du Réel et de l’impossible nécessaire au Sujet.

Avant même que la machine ne soit physiquement présente ou que les effets de ses mouvements ne soient perceptibles (par ex : le “tournez à gauche” du GPS), la contrainte normative qu’elle suppose via son fonctionnement binaire (le code numéraire informatique est un code binaire : 0 ou 1) s’installe depuis longtemps dans notre environnement. Il suffit de constater que de nombreux questionnaires ou diagnostics sont désignés obligatoires pour obtenir telle ou telle aide de la sécurité sociale ou de l’école (ex. QI obligatoire chaque année pour rester scolarisé dans une classe “spécialisée”). Ce qui auparavant n’avait qu’à être parlé, inscrit dans le langage parlé pour faire entendre sa différence, doit désormais être prouvé. Mais il ne s’agit que de preuves factices : les constructions imaginaires (notamment celles des inventeurs de tests) sont prises pour Réel : pour “argent comptant”, comme il est si bien dit !
Voilà comment se trouve réglé le désarroi originel fondateur du sujet ; comment est tenté de réduire l’irréductible écart entre signifiant et signifié… Comme si on pouvait faire taire ce qu’il y a à entendre du signifié : qu’aucun signifiant ne suffira jamais seul pour signifier.
Quelle illusion apporte l’intelligence artificielle sinon l’absence de matérialité ? On échapperait au Réel, à commencer par le réel du corps et ce qu’il rappelle de l’impossible (d’être-Tout) qui conditionne le sujet. Pourtant l’intelligence artificielle a du corps : le corps toujours matériel. On dit d’une chose qu’elle a du corps pour signifier sa présence (la présence en bouche d’un vin, par exemple). Le corps suppose la logique phallique (castration, désir) qu’il engendre chez le sujet. De ne pouvoir agir/se mouvoir que dans l’espace contraint par-le corps, engendre du désir. Il y a forcément un reste, un manque, en conséquence… L’impossible du Réel engendre l’interdit, précisément : l’interdit d’avoir… Il y a, pour le sujet, un représentant de l’objet impossible à avoir qu’est l’objet de l’inceste. Celui-ci, Je suis interdit de l’avoir… Et le transgresser, ça coûte.
Le leurre de l’immatériel, de la possibilité de se débarrasser des aléas du corporel, tel que le suppose l’intelligence artificielle, c’est de ne pas reconnaitre que toute création, même résultant d’un algorithme, a nécessité l’émergence d’un reste corporel. Ce reste corporel, entendez-le comme le don que suppose la logique anale. C’est dire que cela suppose nécessairement un échange, une inscription dans le désir de l’Autre. Autrement dit, ce que je sors –par et avec mon corps– est nécessairement création pour l’Autre : aussi bien pour l’emmerder que pour lui faire “plaisir”, ce petit autre par qui j’en passe.
Le problème que pose le produit de l’intelligence artificielle est celui de la production capitaliste. Autrement dit, il suppose une perversion de l’échange telle que le désir de l’Autre s’y trouve nié.
Prenez pour exemple, la tendance désormais installée de “suivre le GPS”, de laisser faire le robot. Autrement dit : laisser faire le maître ; lui accorder une confiance aveugle telle qu’on
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finirait par s’y perdre! Le consommateur s’inscrit dans le “discours de l’Universitaire” (Lacan). Il suit le théorème de Pythagore sans aucune redite, il applique. Si le théorème se montre faillible, tout le reste qui en dépend s’écroule. Le scientifique est bien au fait de l’écriture constante du savoir sur lequel il s’appuie : n’étant pas dupe de la circulation des discours, il n’est pas question pour lui de nier l’ouverture possible d’un autre savoir qui prenne place du précédent et qui remette en cause ce qu’il est en train de déployer comme re-cherche scientifique. Le consommateur se trouve dans la posture du sujet du pervers : victime. Ainsi se trouve-t-il dans une position symptomatique qui lui fait dire : “Ce n’est pas moi” ou “Je suis la victime” ou “Le responsable ce n’est pas moi”.
Le consommateur, comme victime, est acteur de la perversion. Il alimente et enrichit ce savoir maître qu’il ne discute pas. Pour l’intelligence artificielle, il s’agit de ces “méta-données” (Big Data) qui ne correspondent ni plus ni moins qu’au regroupement du grain à moudre que chacun donne au prestataire de service. A chaque “demande” adressée à la boîte à répondre, branchée sur internet, correspond de la matière à faire progresser la boîte dont dépend, in fine, encore davantage le consommateur.
Dans “Instructions pour remonter une montre”, Julien CORTAZAR (1962) décrit cet homme qui, attiré par la beauté d’une montre, se démène pour la posséder jusqu’à y parvenir… Et à se trouvé lui-même possédé par l’objet : obsédé par l’heure, il cherche à la remonter sans cesse afin qu’elle reste parfaitement à l’heure… Qu’en est-il du possesseur de smartphone ? On croirait presque y être déjà : à cette époque où le smartphone est collé à la main. Que dis-je ? Nous y sommes. Il suffit de considérer les “montres connectées”. D’avoir l’objet nous amène à produire pour l’objet et non plus en faveur du sujet (de la relation, du désir, de l’inconscient…). L’objet n’est pourtant lui-même qu’un contre-coup des productions du langage : “dans l’extensivité fonctionnelle articulant le moi et les objets” (R.LEW in La chose en Psychanalyse)
Schéma :

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Lorsque l’un dit : “Ce n’est pas moi” est signifié qu’il ne s’y reconnait pas car, dit-il : “Ça m’échappe”. Le “Ça” est à entendre comme équivalent du sujet, en tant que ce dernier se définit par sa division fondamentale. Il s’agit d’y faire entendre la schize du sujet : de Je à l’Autre, au sens où il n’y a d’Autre que du sujet lequel en est formateur (au sens des “formations de l’inconscient”). A comprendre comment le symptôme organise la négation de l’inconscient, on répond à la question qui est celle de faire entendre que ce qui se manifeste comme Ça est du sujet. La négation de l’inconscient est à entendre comme une négation du corps par lequel le Je s’exprime, comme fonction.
Plutôt que de machiner, il s’agit donc d’entendre les étrangetés familières : notamment de reconnaitre que la colère, le désir de mort ou la haine (et autre indésirables du pathos de la norme) sont nécessaires à l’Amour. C’est la relation à l’Autre qui est en jeu. Et c’est pour cette raison que le transfert est au coeur d’une psychanalyse. La pulsion, telle que l’a reconnue Freud ne s’entend que par ses buts, c’est-à-dire : du côté de l’Autre, et plus précisément dans la relation d’Amour. D’ailleurs n’en a-t-on jamais plus appris sur soi, comme démasqué, que dans l’investissement d’un amour intense (amoureux ou parent-enfant, par exemple).
L’homme dit “connecté”, “l’homme machine” n’échappe pas à ces constantes. Comme tout objet de consommation, l’intelligence artificielle fait pâle figure devant les embarras de l’amour.
Les entreprises qui investissent le terrain de l’intelligence artificielle (représentés par les leaders du marché, les GAFA : Google-Amazon-Facebook-Apple) utilisent les productions du sujet comme un produit marchand. Il s’agit de voir comment l’un use (valeur d’usage) du produit de partage. Ne parle-t-on pas de “réseaux sociaux” ? Bien-sûr qu’il y a du social lorsque l’on partage ses souvenirs, ses convictions ou autres pensées sur les sites internet de ces entreprises. Mais à bien s’y entendre, il ne s’agissait pas pour celui qui les partageait de les posséder, ni même d’en faire don à l’entreprise possédant le site internet. Pourtant celle-ci joue le rôle de l’un qui conserve et moud le grain qu’il lui a été donné à faire passer… C’est un peu comme si la poste s’était servie…
L’objet de consommation, nécessairement constitué des productions du sujet, inscrites dans l’échange que suppose chacune d’elle (de l’Un à l’Autre), participe à masquer cet échange nécessaire. Dire cela, c’est rappelé que la fonction à l’oeuvre pour le sujet en passe par des prédicats : par des objets de passage dont l’insuffisance à satisfaire la pulsion bat en rappel l’impossibilité d’éteindre le Désir ou de boucher le manque qu’il suppose.
LACAN le signifie dans cette scansion : “Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend”. A l’instar de la pulsion, la fonction récursive (“Qu’on dise) pousse à la mise en corps ou mise en objet ou mise acte (ce qui se dit dans ce qui s’entend), et ce sur un mode continu. Autrement dit : De pousser au dire ou à l’objet, la fonction reprend corps, Encore (Titre du séminaire où Lacan cause “corps”). Ainsi le désir (pour l’objet, le dire, etc.) reste intact. La fonction en elle-même reste oubliée (oserait-on dire : insue), seuls sont connus ses objets, comme la pulsion n’est connue que par ses buts.
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Ajoutons aux termes de ce schéma (inspiré de la schématique de la récursivité de R.Lew ), que ce qui fait mouvement du récursif au prédicatif c’est l’imprédicatif. Ce terme “im-prédicatif”, je le souligne de ce tiret comme : dialectique. Il n’y a pas de chronologie de l’intension à l’extension : l’un et l’autre (se) co-existent, au même titre que la pulsion suppose tant : pulsion de vie que pulsion de mort.
La dialectique dont la psychanalyse se fait le porte-étendard, est bel et bien ce qui reste -plus qu’oublié- nié dans la logique capitaliste.
Cette dialectique est celle que MARX mis en évidence par la valeur d’échange et la valeur d’usage. Le capitaliste pervertit la valeur d’échange, nécessaire à la production, pour la fixer, la réifier en valeur d’usage. Il s’agit de s’appuyer sur le Réel du corps, synonyme de manque fondamental (castration), pour vendre ce qui prétend à suppléer à ce manque ; et qui n’est pourtant rien de plus que la/les productions de son corps.
Le capitaliste se sert de la valeur d’échange. Celle-ci correspond à la production comme nécessaire : du fait de l’inscription du sujet dans le collectif que suppose l’ordre symbolique auquel il se soumet comme tel (comme sujet) : “Y a de l’Un mais pas sans l’Autre”. L’Un et l’Autre constituent le sujet, lui-même défini par sa coupure : S barré (dans l’écriture lacanienne).
C’est bien cet Autre qui le constitue, auquel le sujet est rappelé par-le corps. Que ne sommes-nous pas capables de nous représenter sans donner corps ? Il n’y a rien que nous ne puissions concevoir sans y donner corps. Je donnerais pour exemple le vent : il n’est pas visible et pourtant nous le nommons. Plus encore, le représente-on par le dessin… Ou le voyons-nous grâce aux feuilles des arbres qui bougent ou grâce aux oiseaux dont on perçoit qu’ils s’y meuvent (par exemple l’ascendance thermique qui “porte” l’oiseau sans que celui-ci n’active ses ailes). Nous ne faisons que le ressentir (sur la peau) mais ne faut-il pas encore (en corps) que nous lui donnions consistance pour en faire passage de l’Un à l’Autre. LACAN, lorsqu’il parle du stade du miroir explique comment le corps de l’enfant porté devant le miroir par son parent, trouve une assise : celle du Réel du corps et du Symbolique de ce qui fait lien dans la relation à l’Autre (relation d’objet) pour faire nouage avec l’imaginaire. Ainsi ne voit-il pas autre chose que cet objet médian (signifiant) représentant le sujet pour un autre signifiant. Il aura fallu donner corps à sa représentation, autant qu’il aura fallu donner image à ce corps pour qu’il puisse faire objet de la relation. Ainsi, le sujet se trouve-t-il objet dans la relation à l’Autre.
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C’est bien de cela dont il s’agit avec la valeur d’échange : l’existence subjective suppose l’Autre et l’échange qui s’y associe. Ce sujet n’existe que d’éprouver ce Désir qui le pousse en continu, en-corps, vers l’objet.
Le capitaliste fait donc joujou avec les productions de l’inconscient. Pour ce qui est de l’intelligence artificielle, il tire profit des créations de mathématiciens de génie : les algorithmes. Ces algorithmes mêmes étant utilisés comme machine à produire à partir des productions de chacun (clics du consommateur sur l‘écran son ordinateur, recherches récurrentes sur les moteurs de recherche, etc.). La tromperie étant de faire croire au consommateur que ce que la “géniale machine” produit, à partir de ses productions, lui permet de se trouver augmenté, alors qu’il finira par se trouver diminué.
Je dis bien “diminué”, car à force de se laisser guider par le robot, son usager (comme on ose le laisser entendre en novlangue) finit par ne plus savoir faire sans. Pour preuve : une étude a montré comment les cerveaux des conducteurs de taxi qui étaient surdéveloppés (car surentrainés) au niveau de la zone associé au repérage spatial, finissaient par s’y trouver sous-développés (atrophiés ?) après l’usage intensif de GPS.
Le capitaliste fabrique des handicapés. En France, nous avons une Maison Des Personnes Handicapées (MDPH) qui tamponnent les incapacités de certains taxant, par exemple de “dysgraphiques” des enfants qui ne savent pas écrire afin de leur payer un ordinateur.. Cela semble moins étonnant : si le but est de fabriquer du consommateur ; du dépendant au produit capitaliste.

L’objet-artifice : “produit du capital”

L’objet du produit capitaliste est un (produit) dérivé de Das Ding lequel “confine à l’objet de jouissance en tant que gain (Lustgewin) (…) le sujet peut s’y rapporter (…) en faisant de cet objet la contrepartie (gegenstand) positive de son manque à être” (R.LEW in La Chose en Psychanalyse).
Ce Das Ding représente l’objet de la perte ; ce à quoi le sujet aura eu à renoncer pour exister comme tel. Il représente le négatif de son manque-à-être. Il s’agit, en somme, de la part sans laquelle il ne saurait être.
Le renoncement (verzuchen) constitue une forme de renoncement à l’objet de la frustration (versagen = défaut de promesse). On ne s’étonne pas de voir un petit pleurer après sa mère (aussi bien son père), lui reprochant de ne pas exécuter chacune de ses volontés. Il apparait, pour cet enfant que cette mère n’est pas si mère que ça : que la fonction maternelle ne va pas sans la coupure portée par la fonction paternelle. Ainsi, la promesse qui aurait été celle de la mère d’être toujours à ses côtés, comme don, fait défaut. Que pourrait alors être une existence subjective si ça n’était de renoncer à l’objet de cette promesse qui fait défaut ? Car la frustration ça fait mal et c’est bien de ce mal dont il s’agit pour le symptôme. Ce mal est le négatif de la jouissance tant attendue ; attente avec laquelle le capitaliste joue pour tirer sa plus-value.
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Le capitaliste dans sa position, comme le pervers, n’attend plus : il prend, il vole, il viole, l’objet de la production désirante… Jusqu’à revenir le vendre au sujet de la production désirante.

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Le capitaliste établit une plus-value par l’usage de l’objet prédicatif pris comme objet de jouissance en tant que celui-ci prétend à boucher le trou du manque-à-être.
Il s’agit, pour nous, de saisir comment l’ouvrier et l’ingénieur aident leur persécuteur à mieux les assouvir via l’objet : de satisfaction ou de dépendance ou même de mort (avec la machine de guerre ; machine du soldat). En tous les cas, s’agit-il de se soumettre ou de se “faire mettre”, comme le souligna LACAN avec l’équivoque à entendre “se faire maître”.
C’est bien la prise dans le discours du maître, qui entretient pour le sujet une logique de la frustration où il se laisse entendre que ce qu’il (n’) a (pas) dépend d’un petit autre qui l’en frustre.
Dans le discours de Milan (1972), LACAN affirme que le discours capitaliste est des “plus astucieux” mais qu’il est “voué à la crevaison” ou qu’il “se consomme si bien que ça se consume”. L’écriture de ce discours se fera dans une simple inversion entre ce qui est fait position d’agent et position de vérité dans le discours du maître.
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Le Discours du Maître

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Le Discours du Capitaliste

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Ainsi ce qui était un S1 devient S barré et vice-versa. Le sujet y est privé de son savoir (S2). Il ne s’agit plus d’une science inventée par le sujet mais d’un sujet qui s’en trouve dépossédée. C’est exactement ce que l’on peut décrire de la logique de “l’intelligence artificielle”. Celui qui crée et partage sa création voit celle-ci volée et utilisée comme produit de la plus-value. Il s’agit bien d’un sujet qui se fait abuser (violer) ; qui “se fait mettre”. A propos de ce “se faire mettre”, on pensera à la définition de la pulsion partielle par LACAN sur le mode d’un usage pervers (actif/passif type exhibitionnisme/voyeurisme) qui fonctionne toujours par paire, sur un mode binaire : se faire voir/voir…
Dans le discours du capitaliste, LACAN pointe une “impuissance à faire le joint du plus-de-jouir à la vérité du maître”. C’est dire que l’objet de production (a) ne fait plus fonction, ne fait plus relance pour la récursivité : il ne tient plus le rappel du “manque-à-être” remettant le sujet à sa place. Plutôt que de s’y retrouver nécessairement producteur dans l’échange, il s’y trouve consommateur passif.
On trouvera, encore dans ce que LACAN pointe avec ces 4 à 5 discours que celui du maître suppose un rejet hors du symbolique de la castration, au sens où ça laisse de côté “les choses de l’amour”. Cela signifie qu’on y fait comme si le discours ne supposait aucun lien ! Aucun Autre… Alors que ce qui fait lien entre les 4 discours (initiaux), ce qui fait passage de l’un à l’autre n’est rien d’autre que l’amour. Là se trouve l’émergence du discours psychanalytique qui soutient cet amour non sans cette pratique que suppose la psychanalyse ; à savoir : l‘analyse de transfert.
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Le consommateur, dans sa passivité servile, ne fait rien de moins que de jouer ce qui fait symptôme : la négation de l’Autre, de la relation d’amour ou de la relation d’objet. Cet amour qui fait lien entre les différents discours correspond au nécessaire passage d’un discours à l’autre pour chacun. De la même façon, trouvera-t-on chez Platon (dans “Le banquet”, avec la lecture que nous en donne LACAN) que l’amour suppose un passage constant de la position d’aimé (éroménos) à la position d’aimant (érastès) : c’est la métaphore de l’amour.
Autrement dit, il n’y a pas de Je sans l’Autre. Au coeur de la vie psychique, se trouve la relation d’objet. Le petit d’homme se caractérise par son immaturité corporelle (néoténie) et par sa prématurité imaginaire. Même un auteur comme SPITZ (davantage investit dans la psychologie du développement que dans la psychanalyse) remarquait l’importance de ce sourire que présente le bébé face au visage d’un autre : le bébé né, inscrit dans le langage et le symbolique. Son cri fait déjà marque d’intention ; mieux : de demande. C’est dire que le besoin est d’emblée subverti par le Désir, la logique du second prenant appui sur la logique du premier.
Le symptôme apparait, sur un de ses versants, comme voie d’expression de la vérité subjective, et ce symptôme s’exprime toujours par-le corps. Il ne pourrait en être autrement. Cette vérité subjective c’est la coupure du sujet ($) liée à la quête d’une jouissance impossible. L’impossible c’est de l’avoir Tout ou de l’être Tout, et cela se traduit par l’interdit de l’inceste, qui est aussi bien un interdit de ne pas prendre l’objet de l’exclusion de l’Autre (L’objet maternel, comme représentant d’un illusoire objet de complétude). Le symptôme c’est du sujet qui bat en rappel, avec ce désir dont la part refoulée fait retour, là où il eut été tenté de le faire taire.
FREUD introduit sa découverte de l’inconscient avec les conversions de l’hystérique qui lui apparaitront comme autant de tentatives de déplacement du plaisir de la zone érogène vers d’autres zones et d’autres formes d’expression. Ces autres formes sont des perversions de l’expression pulsionnelle, la perversion caractérisant le négatif de la névrose. Ce qu’il y a à pervertir c’est précisément la relation d’objet et le manque qu’elle suppose, en contournant l’interdit de faire d’un objet unique/partiel (partie, supposant un reste et d’autres objets) l’objet d’une jouissance binaire. FREUD en fera la description avec les perversions (voyeurisme/exhibitionnisme, sadisme/masochisme, etc.) où l’un passif suppose l’autre actif, sans que la métaphore du passage de l’un à l’autre, sous un mode dialectique, ne puisse y trouver place. Les conversions hystériques apparaissent comme l’expression d’un désir sexuel refoulé, faisant retour sur la forme d’un “à voir” : le docteur est amené à essayer d’y voir quelque chose là où précisément il n’y a rien à voir, sauf ce qui fait manque dans son savoir. Cela n’est pas sans effet puisque ça fait parler, et même dessiner, voire photographier (Cf. Les
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illustrations accompagnant les recherche de Charcot) jusqu’à ce qui s’entende, dans le discours de l’hystérique qu’on ne l’aura pas, etc. Ainsi, se développe une psychanalyse qui laisse le sujet broder son savoir, sans chercher à se l’approprier.
Le corps de l’Autre, ça ne se prend pas, voilà ! Et il ne suffit pas que soit reconnu par l’un qu’il ne puisse pas prendre le corps d’un(e) autre : le voler ou le violer. Encore faut-il entendre qu’il y a de l’Autre, nécessaire pour l’Un. Qu’il y ait eu passage de l’incorporation -que l’on suppose prégnante chez le bébé qui mord ou qui considèrerait le sein comme sien- à l’introjection symbolique des savoirs de ces petits autres parentaux, dont on aurait hérité le Surmoi, ne suffit pas. L’introjection correspond à ce qui construit le sujet, sur le substrat des représentations de l’Autre, en tant qu’elles font la marque de son Désir. Le Je se construit de l’Autre et vice-versa. Ce qui fait Autre c’est qu’il ne saurait y avoir d’objet du Désir autre que le phallus, comme “signifiant du manque”. Si les petits enfants expriment une colère manifeste, notamment en agressant l’objet de cette colère : l’objet maternel, c’est qu’ils y croient encore trop, ou qu’on leur fait trop y croire… Qu’ils ne dépendent que de quelque(s)-un(s), incarnant l’objet maternel. Tout manque semble alors de la responsabilité de ceux-là qui prétendent à l’avoir. Bref, ils s’en trouvent frustrés puisqu’il y a dans cette promesse d’un avoir à venir, un défaut prégnant, dont le sujet n’est pas dupe. Il suffit d’entendre un enfant jouer à “…et Pourquoi?…” pour se rendre à l’évidence que la faille du (s)avoir est toute prête à se révéler. Le symptôme n’est rien de moins que la manifestation de cette logique de la frustration qui fera dire qui si ça ne va pas c’est la faute d’un autre ou la faute de la société, etc.
Conclusion : l’objet-artifice revient à se faire avoir le corps.
Que faites-vous lorsque vous êtes seul, au milieu des autres à attendre, à n’avoir rien à faire (rien de prévu en tout cas) ? Vous avez une cigarette à la main ou à la bouche ? Vous avez du style et ça se voit ? Vous avez un smartphone à consulter ?
Qu’est-ce que sont tous ces avoirs sinon qu’un jeu de l’Un à l’Autre, ne serait-ce que par ce que ça laisse à voir ? Plus qu’un corps, qu’un bout de chair en vie, mais vulnérable. Ne sont-ce pas là autant d’extension à soi ? Comme du “sein à soi” qui viendrait parer ce manque qui s’insinue nécessairement de l’Un à l’Autre. Le regard, notamment, le suppose ce manque : puisqu’il pose l’inconnu (de ce qui se pense ou se dit de l’Autre).
Ces petits objets, il faut bien que ça passe par ceux-là, l’intelligence artificielle. C’est une tentative délibérée de négation du corps sous le mode d’une dématérialisation, mais aucun substrat aussi immatérialisé soit-il ne pourrait prétendre échapper au nécessaire du Dire qui lui-même prend nécessairement corps.
Laisser la machine calculer ou laisser la machine gérer l’orientation dans l’espace provoque, chez ceux qui en abusent, une atrophie cérébrale. Ce constat sera peut-être nécessaire aux
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cartésiens les plus zélés pour se faire rappeler à l’ordre de ce qui donne existence à chacun comme sujet : le Désir continu qui ne cesse de faire causer le sujet. Cela bat en brèche l’illusion d’une machine qui sait à la place de celui qui peut en faire usage, voire : qui sait mieux que lui. Mais de quel savoir parle-t-on ?
Voilà une terrible incarnation du discours capitaliste : LACAN disait qu’il consiste à “se faire mettre” (m’être, maître). Il s’agit délibérément de se faire vendre nos propres productions ou de se les faire avoir… Comment pourrait-on prétendre à les tenir ces productions puisqu’elles ne sont finalement que des productions de l’inconscient. La bêtise du con-sommateur est d’encore croire qu’on va lui donner la becquée d’un mieux digéré, comme s’il n’avait pas à faire lui-même l’analyse de ses propres productions pour en faire en corps “plus-de-jouir ».

 

Benoit LAURIE – Décembre 2018

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