L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE (L’IA) : UNE ILLUSION DE « METALANGAGE » ?

Je propose ici une version plus développée de mon intervention au dernier colloque de l’AECF.

Je peux affirmer sans risquer de me tromper outre mesure, que, si ALAN TURING a pu arriver à bout du décodage de la machine nazie Enigma, c’est parce qu’il a mis en œuvre, comme être parlant, sa dépendance du signifiant et de la lettre, qui détermine tout chiffrage ou codage. La structure du signifiant, caractérisée par un écart irréductible entre lui et le signifié, libère du signe et ouvre l’accès à la signifiance, qui confirme que, parce qu’ « un signifiant ne peut se signifier lui-même », il   « représente un sujet pour un autre signifiant » (LACAN). (Cf. aussi le jeu de la bobine et la dialectique du fort/da chez FREUD, comme métaphore du refoulement primordial et de l’aliénation symbolique).

Cette structure et la logique qu’elle commande, fonde la clinique analytique en tant qu’elle subvertit la lecture du symptôme : celui-ci ne se réduit plus à un signe codé, dont le sens – même s’il semble tributaire d’un savoir et de connaissances spécifiques- ne peut se passer d’interprétations, qui mettent à l‘épreuve ses rapports au signifiant.
Rappelons que le signifiant renvoie à une fonction, qui met en évidence, à partir du principe de « non-identité à soi »,   l’impossibilité de tout vocable à détenir une signification univoque, induisant par là même la nécessité de faire appel à un autre, qui favorise la compréhension, en offrant une précision sémantique supplémentaire, laquelle ne clôt d’aucune façon la métonymie, drainée par l’insaisissabilité du signifié ultime, quelle que soit la valeur et la qualité de la métaphore ainsi construite. Toute interprétation est une métaphore qui n’est jamais close, ni achevée. Et c’est parce que le signifié échappe constamment, qu’ « il n’y a pas de rapport sexuel », et que les relations sexuelles le métaphorisent comme tel, c’est-à-dire comme négation essentielle et indépassable, inhérente à la structure subjective.
Grâce à cette rationalité, mise en œuvre par le signifiant, il est possible de se déprendre du réductionnisme courant, et d’abandonner toute illusion de « métalangage », entendu comme un langage qui viendrait à bout, en le suturant, de l’écart entre le signifiant et le signifié. Or, c’est grâce à cet écart structural, à ce vide, issu de l’échappement continuel de l’essence des choses, qu’émergent les progrès des constructions, qui constituent la réalité en tant qu’elle n’est jamais univoque, et dont l’homogénéité – garantie par le signifiant- ne signifie en aucune façon son uniformité, ni son univocité.

Toute conception, organisatrice d’une réalité, qui prétend à une prédicativité suturante ou obturante – parce qu’elle est soutenue par une ou des théories scientifiques – est vouée à l‘échec, dès lors que leur association et leur conjonction visent à démentir ce qui les fonde, à savoir la signifiance en tant qu’elle met en évidence l’échappement de toute essence ultime, qui se matérialise par un vide opérant, omniprésent grâce à son absence-même. Cette structure finie, fait échec à tout métalangage qui prétendrait la dépasser, en suturant le vide qui la détermine, et nous contraint en tant qu’êtres parlants à produire constamment de l’hypothétique pour confirmer que le ratage de la suture accompagne toute tentative d’y mettre triomphalement un terme, sous prétexte d’assurer une prédicativité à toute épreuve. Elle vise l’exclusion du sujet qui, en procédant du refoulement primordial, ne cesse de rappeler le « troumatisme » essentiel à la subjectivité, sous forme de négations impliquant à chaque fois le ratage, corrélatif de l’échappement qui présentifie le réel, aux côtés des autres dimensions avec lesquelles il est articulé de manière borroméenne.
Les idéologies humanistes sont mues par cette « folie », qui laisse accroire qu’elles disposent de moyens intellectuels et matériels pour éviter aux « humains » le « parêtre », issu du « manque   à être » inhérent au « parlêtre » (LACAN). L’ « hontologie » (LACAN) qu’elles promettent en promouvant un métalangage, soutenu par des théories scientifiques prédicatives, fait l’objet d’une fascination qui nourrit un transfert imaginaire, quasiment hypnotique. C’est à mon avis ce type d’humanisme qui est drainé et charrié par l’IA, dont le réductionnisme mécaniste, cautionné et soutenu par les théories neuro-scientifiques, finit par l’enliser dans une prédicativité compromettant ses progrès. Exploitée comme faire-valoir idéologique par les neuro-sciences, elle se retrouve contrainte par des impératifs prédicatifs, qui visent à assigner au déterminisme biologique un statut exclusif, voire absolu, qui rejette toute autre surdétermination, alors que la clinique ne cesse de mettre au jour l’articulation du déterminisme biologique avec celui qui provient de l’ordre symbolique . Je ne sache pas que le mot d’esprit ou le lapsus, entre autres formations de l’inconscient, rélève du seul déterminisme biologique, même si l’organisation neuronale est nécessaire pour qu’ils puissent s’exprimer et/ou se manifester. L’exclusion d’une telle surdétermination recèle un totalitarisme d’autant plus dangereux qu’il nie le primat du signifiant, lequel fonde n’importe quelle théorie, au delà de l’empirisme et/ou du pragmatisme dont elle peut se parer, pour mieux refouler –par ce biais- sa dépendance du symbolique.
Le discours analytique, loin de nier le déterminisme biologique, se refuse à toute compétition « déterministe » : sa structure lui permet d’échapper à toute compétition et à tout classement hiérarchique, dont l’objectif majeur consiste, avant toute chose, à se « libérer » du signifiant et de la lettre. Il promeut davantage la mise en évidence et en valeur des diverses modalités d’articulations entre l’ordre symbolique et les autres niveaux de déterminations, en conformité avec ce que la clinique peut poser comme problématiques, tels par exemple les troubles somatiques conversionnels de nature hystérique. Ainsi, le déterminisme biologique, loin d’être absolu et exclusif, admet d’autres déterminations avec lesquelles il s’articule selon une dialectique, qui le met en continuité avec celles-ci, sans exclure aucune d’entre elles, ni à l’inverse que ces dernières puissent le disqualifier et le « déloger ».
S’inscrivant résolument dans le discours du maître, qui ne veut rien savoir de la détermination symbolique ou signifiante, l’IA se trouve embarrassée par le désir qu’elle ne réussit pas à injecter à la machine, qui ne saurait le comprendre, même si sa création en procède, et qu’il ne cesse pas de constituer l’algorithme paradigmatique du DA en tant qu’il établit une relation particulière avec un objet, dont la fonction est de présentifier une perte, caractérisée par une impossible suture, qui n’empêche pas l’accès à une satisfaction certaine. Un tel objet bat en brèche la relation binaire ou bilatère instaurée par un objet, réduit à sa seule définition de réponse « naturelle » à un besoin.
Les performances obtenues par Yann LE CUN dans la maîtrise des processus de reconnaissance visuelle, obtenus par la duplication des réseaux neuronaux étudiés et mis en évidence dans le cortex visuel de l’animal, sont remarquables. Cependant elles ne signifient d’aucune façon que, s’il existe indubitablement des analogies entre ce cortex animal et celui de l‘être parlant, celles-ci conduisent à une identité entre eux. Il suffit de se référer à la clinique pour se rendre compte qu’en l’absence de lésion ou d’intoxication, le cortex visuel de l’animal s’avère radicalement incapable de produire des hallucinations visuelles, alors que celles-ci peuvent se manifester dans le cadre de tableaux névrotiques et/ou psychotiques, renvoyant à la spécificité de la structure subjective, laquelle ne confère ni supériorité, ni infériorité à l’espèce humaine. Les différences ne fondent, en l’occurrence aucune hiérarchie !
L’IA ne peut pas donner naissance à toutes les prouesses qu ‘elle promet, si elle n’est pas animée « secrètement » par la signifiance, que ses performances finissent par faire oublier et refouler. Ses performances, rendues possibles par la dépendance du signifiant, qui caractérise les êtres parlants et leurs désirs, accentuent une prédicativité telle qu’elle favorise et précipite le refoulement, voire la forclusion de ses fondements essentiels, compromettant ainsi ses chances de développement. Sa rigueur conceptuelle peut en être affectée : certains concepts qu’elle utilise voient leur plurivocité s’appauvrir. Ainsi, affirmer qu’ « une machine apprend », ne doit pas limiter l’apprentissage aux seules capacités d’enregistrer ce qui lui est inculqué et qu’elle peut restituer à l’identique, « en boucle », avec quelques modifications et variantes supplémentaires. Mettre cette façon d’apprendre au compte de l’intelligence, en se référant plus ou moins explicitement aux capacités intellectuelles humaines, est très réducteur. Encoder un organisme passif, soumis à la maîtrise de   l’être parlant qui désire inculquer les connaissances qu’il détient , tout en projetant d’en découvrir d’autres, fait l’impasse sur le désir, en jeu dans les processus d’apprentissage, lesquels impliquent le manque qui le cause et le soutient constamment.
Tout acte ou processus réel d’apprentissage chez les êtres parlants implique un désir qui fait radicalement défaut à la machine, même si Yann LE CUN, dans une envolée prédicative, fort humaniste, affirme : « assurément, un jour viendra où la machine atteindra un tel niveau de sophistication que sa conscience va éclore. Pourquoi en serait-il autrement ? » (« Quand la machine apprend. La révolution des neurones artificiels et de l’apprentissage profond ». Odile JACOB.2019). Ce propos hasardeux à mon sens, au service de l’infatuation moïque, s’appuie sur un réductionnisme caractéristique des neurosciences  qu’il reprend à son compte : « le cerveau humain est une formidable machine biologique …(C’est) une machine biochimique. Une machine compliquée certes, mais une machine ». (op.déjà cité).

Cependant, en fonction des variations de son infatuation moïque, il laisse entrevoir ici ou là quelques hésitations et doutes, conséquents à la polysémie des termes qu’il utilise, comme l’intelligence, la conscience, etc…, et qu’il finit toujours par suturer en invoquant une réponse biologique, exclusive de toute référence à l’ordre symbolique, qu’il doit identifier – si on lit entre les lignes ses énoncés – à la métaphysique en tant qu’elle est récusée par la science prédicative, grosse de mégalomanie, voire de paranoïa. « Pour ma part, dit-il je crois que la conscience est une sorte d’illusion. Certes, elle emble exister chez nombre d’animaux intelligents, et elle n’est peut-être qu’une propriété émergente de gros réseaux de neurones. Mais je me demande si elle n’est pas plutôt une conséquence des limitations de notre corte préfrontal » (Ibid. P.365). La causalité subit le réductionnisme théorique de l’IA en raison de la prédicativité à tout crin qu ‘elle vise à instaurer, en conformité avec des impératifs humanistes, de type surmoïque. Fidèle à un matérialisme simpliste, elle se cantonne au seul déterminisme biologique et exclut le déterminisme symbolique, qui attribue au vide un caractère opératoire, au sens où il noue –ainsi que l’a montré LACAN- les trois dimensions en jeu dans toute construction intellectuelle : le réel, le symbolique et l’imaginaire. L’IA sans s’en rendre compte en est tributaire : elle les met en œuvre, quoi qu’elle énonce. Elle oublie sa dépendance du symbolique en raison de sa ténacité à refouler le vide, mis en œuvre par la lettre, à laquelle recourent d’ailleurs les mathématiques. Comme la machine – aussi sophistiquée soit-elle est soumise au désir de celui ou celle qui la conçoit, la crée et la commande, elle persiste à se définir comme non désirante, et partant réfractaire à la conscience, qui ne saurait exister sans l’inconscient, en tant qu’il lui confère sa viabilité. Cependant, grâce à ses performances, elle peut servir celui ou celle qui en est le maître incontesté à nier son inconscient, malgré le désir qui est en jeu.
Le réductionnisme matérialiste et prédicatif de l’IA induit le rejet du symbolique et partant du réel, nécessaire à la pensée en tant qu’elle est suscitée par la dimension de l’impossible. La caractéristique essentielle de ce dernier consiste à autoriser divers possibles, sans qu’aucun d’entre eux ne puisse l’exclure en tant qu’il promeut et fait valoir une négation essentielle. Cette négation est à la base source de leur émergence, qui procède d’opérations de déconstruction/construction, que la machine – programmée – est incapable d’opérer, ignorante qu’elle est de la dimension du réel. Aussi, quelles que soient ses capacités, et hors de ses programations, elle ne peut qu’exécuter fidèlement, oire servilement ce qu’on lui ordonne de faire . Elle est même sourde la demande toujours porteuse d’équivocité. Aussi, quelle que soit la qualité de l’apprentissage dont peut bénéficier un ordinateur, ses divers encodages et programmations respectent scrupuleusement un schématisme binaire, qui ne peut donner lieu à aucune possibilité de métaphoriser, voire de produire un lapsus ou un mot d’esprit. En effet, aussi émerveillés puissions-nous être devant les exploits d’un prestidigitateur, personne ne croira qu’il aura créé un lapin et sorti de son chapeau, sans l’y avoir mis au préalable, d’une façon qui a échappé aux yeux et à l‘entendement des spectateurs.

Je tiens qu’aucune « éminence grise » de l’IA n’est capable d’apprendre à une machine de devenir désirante et ainsi d’entrer dans une dialectique animée par un manque irréductible, qui ne cesse pas de montrer que les divers objets qu’il pousse à choisir pour obtenir satifaction, ne viennent jamais à bout de la source ou de la matrice qui les génère, renvoyant ainsi au vide qui la constitue. Aussi, -même si elle est soumise au(x) désir(s) de son ou de ses créateurs – la machine ne saurait manifester le sien propre. A ce titre, elle finit par confirmer le déterminisme symbolique, qui lui échappe et la dépasse irrémédiablement.
Si l’amour (sans oublier la haine) imprègne tant les « êtres parlants » et les rapports sociaux qu’ils bâtissent, c’est bien parce que les relations avec les objets sont hantées par la dialectique du désir, qui les marque à tout jamais : aucun objet, quelle que soit sa valeur d’usage, ne comble l’incomplétude essentielle des « êtres parlants ». Cette incomplétude qui constitue l’identité de tous les « êtres parlants », sans exception, a été nommée par LACAN : « unarité ». Elle confirme que, même à deux, voire à plusieurs, « l’a-mur », c’est à dire le mur de l’objet a, persistera pour préserver et valoriser la singularité d’une existence. En faisant obstacle à la complétude et à la plénitude, l’objet « a » -qui est constitutif de la structure subjective- peut déchaîner une haine féroce,   projetée sur des « boucs émissaires », accusés d’être coupables de faire échec à la jouissance phallique. C’est ainsi que l’amour, comme « don de ce qu’on n’a pas » (LACAN) est démenti, et reste méconnu, tant les efforts des idéologues sont redoublés pour consolider les rapports sociaux, favorables au fétichisme objectal. Ce trait de perversion est porté au pinacle par le capitalisme, qui met à mort le « plus de jouir » en imposant par tous les moyens – même les plus barbares – la maximisation de l’avoir, à savoir la plus value, pour s’assurer de la plénitude de son être, sous prétexte que la liberté revient à se délier de la dépendance du symbolique et de la castration qu’elle procure, alors qu’elle préserve l’ « ex-sistence » subjective.
L’infatuation que procure l’IA revient à offrir des objets qui prétendent supplanter l’objet a, « cause du désir », dont la perte irrécupérable et le manque qui s’ensuit – malgré tous les « béquillages » possibles et imaginables – s’avère essentiel pour « l’ex-sistence » de tout un chacun. Mettre au jour la vanité de ces « béquillages », ainsi que les illusions accompagnant le projet prédicatif de l’IA,   n’équivaut aucunement à réprouver ou à condamner les inventions et les créations de celle-ci. Au contraire, plus ces dernières se multiplieront, plus elles témoigneront de l’incomplétude du symbolique à travers la mise en jeu du réel, qui échappe aux êtres parlants, soumis à la signifiance, laquelle est instaurée par le refoulement primordial, que même les psychotiques – pourtant bien renforcés par la « psychose sociale » (LACAN) via la psychiatrie et la psychologie- ne parviennent pas, bien heureusement, à forclore complètement et totalement. Cette « psychose sociale » est aggravée chaque fois que des innovations technologiques viennent faire miroiter des « hochets » à visée prédicative. Elle n’a de cesse de renforcer l’infatuation moïque et de   favoriser en définitive une « hommosexualité » (LACAN), conjoignant la masculinité hégémonique et le virilisme tout-puissant, voire forcené, qui récusent la féminité en tant qu’elle met en évidence et en valeur l’inconscient, dont la définition freudienne permet d’éviter de tomber dans le piège de la confusion sordide entre le patriarcat et la fonction paternelle, telle que FREUD l’a élaborée dans « Totem et tabou ».

Redéfinir l’intelligence en la libérant du déterminisme « bio-neuronal » univoque et réducteur, revient à l’enrichir, surtout lorsqu’il s’agit de préciser qu’elle procède du rapport qu’entretient l’imprédicativité –comme limite indépassable, car inhérente au signifiant-, avec toute la multiplicité des prédicativités, qui la métaphorisent, tout en la refoulant. Si les performances, permises par cette imprédicativité augmentent et s’améliorent, elles risquent de contribuer à l’aggravation de « la psychose sociale », exclusive du sujet et du « collectif (qui) n’est rien, que le sujet de l’individuel » (LACAN). Ce propos de LACAN fait ici, me semble-t-il, écho à MARX et à sa 6ème thèse sur FEUERBACH : « L’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Elle est l’ensemble des rapports sociaux » (L’idéologie allemande).
Priver l’intelligence de la moebianité, mise en œuvre par la raison signifiante, participe à la perversion entreprise par l’idéologie dominante pour renforcer la paupérisation intellectuelle et matérielle des dominés, maintenus sous l’emprise de la « psychose sociale », qui incite et pousse à contrevenir au « défaut de rapport sexuel » (LACAN), indissoluble de la structure subjective. Ainsi, la conception ordinaire du progrès vise à éliminer ce défaut, tout en promouvant implicitement par là même la transgression de l’interdit de l’inceste, corrélatif de ce défaut irrémédiable, et nécessaire à l’existence. C’est pourquoi dans la clinique, le « progrès » qui consiste à faire croire qu’on peut se libérer de ce défaut, s’accompagne toujours d’une culpabilité aussi tenace que redoutable, contre laquelle s’érige un certain nombre de rituels, qui l’entretiennent d’autant plus qu’ils sont renforcés par des idéologies soutenant « la psychose sociale ». Elles confondant ce défaut structural ou cette limite intrinsèque avec une norme sociale, extrinsèque dont il est possible de s’affranchir, si l’on accepte de se soumettre à ses impératifs de « liberté » . L’interdit structural se trouve ainsi perverti, et son fondement : le refoulement primordial, compromis. Ces « défenses » de la « liberté individuelle » sont autant de résistances à l’inconscient, et s’avèrent incapables de lever l’angoisse, qui accompagne la transgression. Pis, elles l’aggravent en continuant à offrir les moyens de mieux contrevenir au défaut structural, qui caractérise tous les êtres parlants et chacun d’eux.

Si « la machine », paradigmatique de l’IA, objective et réalise le désir de son ou de ses concepteurs, elle-même ne saurait être désirante, quels que soient les services rendus et les fantasmes qu’elle génère. La négation, à l‘œuvre dans la signifiance, qui lui donne naissance, l’abandonne et ne lui est plus accessible. Autrement dit, même si elle procède de la fonction signifiante, l’incorporation et l’intégration de celle-ci, s’avèrent incapables de lui apporter une totale liberté de création et d’invention, ainsi qu’une complète autonomie. La « machine » reste constamment tributaire de la dépendance du symbolique à laquelle est soumis irrévocablement son créateur. Elle la partage partiellement, mais ne peut permettre à celui-ci de la transcender, pour s’en libérer. La logique du signifiant lui fait radicalement défaut, même si elle en est imprégnée. Elle peut cependant, malgré cette limite essentielle, être exploitée par la « psychose sociale », qui la met à profit pour accentuer la fascination qu’exerce la prédicativité, concrétisée et objectivée par ses prouesses et les services appréciables qu’elle rend.
Le mode d’entendement, induit par l’IA, réduite à dupliquer le fonctionnement cérébral, ne rompt aucunement avec l’hégémonie du bilatère ou du binaire. Il dénie son propre fondement signifiant et tend à éradiquer l’unilatère, sans lequel – je le répète – le bilatère ne pourrait avoir sa raison d’être. Conférer à ce dernier une priorité absolue, engendre un gros risque de dérive totalitaire, exclusive de la négation, propre à l’inconscient et au désir en tant qu’il subvertit les relations d’objets, en faisant échec à toute plénitude ou complétude projetées sur un objet par le fantasme. Le désir, respectueux de la loi qui l’organise, éloigne le caractère menaçant et angoissant de tout objet à visée prédicative, qui cesse alors de faire croire qu’il a le pouvoir de transgresser l’interdit de l’inceste. Les investissements objectaux, grâce à cette impossibilité, se modifient dès lors qu’ils ne poursuivent plus obstinément cette complétude, chimérique et potentiellement mortifère.
Toute conception est sous-tendue par un fantasme qui consiste à produire un projet oblatif et prédicatif, dont le ratage qu’il finit par provoquer lui-même, servira à engager sa déconstruction, fondée   sur la fonction signifiante. Cette orientation, dont la radicalité n’a rien avoir avec le dogmatisme ou le manichéisme, est censée favoriser la levée de l’emprise des idéologies, au service de la « psychose sociale ». La tendance principale de cette dernière, réside dans la forclusion de la « béance causale » (le vide constitutif de la subjectivité), qui détermine un « manque à être » invincible, quelle que soit l’idéologie qui vise à le contraindre en niant « l’ab-sens ». Ce dernier détermine l’assise de toute conception, en même temps qu’il autorise son dépassement, via sa déconstruction. Lorsqu’une conception ou une fiction prétend garantir une quelconque prédicativité, elle devient une ontologie à laquelle on voue un culte et un amour proportionnels à l’infatuation moïque (hypertrophie exacerbée du moi / « enflure imaginaire ») qu’elle semble procurer : on l’aime comme soi- même d’autant plus qu’on la pare de richesses imaginaires, dont ses hypothétiques capacités de protection contre cette altérité « polluante » et subversive qu’est l’inconscient. Aussi, cette infatuation s’accompagne–t-elle toujours d’une xénopathie « purificatrice » , obsédée par l’éradication de cette négation consitutive de la subjectivité.
La quête de la prédicativité « hygiéniste » pousse à la croyance en un « métalangage », d’autant plus efficace qu’il use et abuse des projets scientifiques, tout en les abusant, en faisant miroiter qu’il peut les libérer de l’imprédicativité qui leur donne naissance et constitue leur source intarissable. Le métalangage, ainsi conçu, s’inscrit dans les errements mégalomaniaques, voire paranoïaques, qui déclarent en finir avec le défaut de rapport sexuel. Le « manque à être » qui confirme ce défaut fondateur, révèle la vanité de toute conception vouée à l’éliminer en le suturant, alors qu’elle compromet l’existence subjective. Il condense ces deux négations lacaniennes : « il n’y a pas de métalangage » et   « il n’y a pas de rapport sexuel », fondatrices de la subjectivité, au sens où elles rappellent l’imprédicativité essentielle, sous-tendue et soutenue par « l’ab-sens » (LACAN), corrélatif de la « béance causale », mettant en échec tout colmatage de quelque nature qu’il soit, afin de préserver l’ « ex-sistence subjective ». J’ajouterai que cette imprédicativité est impliquée par la féminité, qui renvoie nécessairement à la fonction paternelle et à l’interdit de l’inceste, qui la caractérise.

L’humilité obséquieuse, très moralisante, s’avère bien souvent dénégative de la dépendance du symbolique et de toutes les conséquences qui en découlent. Elle tient à la prédicativité absolue, même si elle est toujours remise à plus tard, voire aux calendres grecques, à cause d’obstacles imaginaires qui refoulent l’ordre structural. Elle n’est jamais rapportée à l’imprédicativité qui la fonde et la détermine. Ainsi, l’illusion de la victoire sur le défaut de rapport sexuel est bien entretenue, avec l’aide d’autres idéologies politiques qui n’ont de cesse –sous couvert de liberté et de démocratie- de faire échec à l’inconscient, perturbateur de la conscience et de la raison en tant qu’il fait valoir un autre entendement, qui considère et prend en compte le vide comme une négation opérante, donnant naissance à toutes ses métaphorisations et à leurs articulations métonymiques, qui témoignent de la finitude de la structure subjective.
Le métalangage qui représente le summum de la prédicativité, prétend supprimer toute trace d’impossibilité de colmater l’écart ou le vide entre le signifiant et le signifié, alors qu’il est inlassablement confronté à « ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire » (LACAN), à savoir le réel, qui préserve l’absence radicale du rapport sexuel en tant qu’il constitue l’assise de la subjectivité. Celle-ci est fondée sur une négation fondamentale que la prédicativité « métalangagière » s’efforce d’ éliminer en vain. De plus, l’obsession de cette dernière à obturer le vide caractéristique de la structure signifiante, devient menaçante, voire angoissante, car elle prétend contrôler et maîtriser le désir pour le ravaler au rang d’un besoin, considéré comme universel, (expériences « ratomorphiques » à l’appui – cf. « Le rat dans le labyrinthe » dans le séminaire Encore de LACAN -), menant ainsi à l’exclusion de toute singularité, laquelle met en évidence le partage du vide commun (« comme Un » unaire) grâce à la mise en lumière de ses multiples et diverses métaphorisations. Ce défaut qui « ne cesse pas de ne pas s’écrire », n’est en rien inhibiteur, malgré sa ténacité et la répétition qu’il instaure. En suscitant bien des efforts et des tentatives pour parvenir à ce qu’il « cesse de ne pas s’écrire », il finit par offrir la possibilité de mieux fonder « ce qui ne cesse pas de s’écrire » en conférant à l’imprédicativité la place essentielle, en tant que matrice de toute prédicativité, quelles qu’en soient les formes d’expressions et de manifestations. Celles-ci contiennent celle-là à leur insu : elles en portent définitivement la marque, quels que soient les artifices imaginaires utilisés pour la mettre de côté et la faire oublier, autrement dit la refouler.
Aussi merveilleuses soient ses prouesses, une « machin » reste condamnée à une sphéricité et à une binarité, qui contredisent les illusions qu’elle entretient quant à la création d’ un métalangage, triomphant de l’impossible, induit par la structure subjective. Elle est idéalisée dès lors qu’elle est considérée à tort, comme capable de remédier au défaut de rapport sexuel, c’est à dire au défaut d’unité du « parlêtre », marqué par une division d’autant plus irréductible qu’elle soutient l‘existence de chacun et de tous. Le refoulement primordial, inhérent à l’instauration de la dépendance irréversible et irréductible du symbolique, ne correspond en rien à une dépossession. Il fonde la subjectivité en tant qu’elle n’est d’aucune façon éradicatrice et exclusive de l’individualité , laquelle tend par contre à l’être à l’endroit du sujet. D’où les tentatives pour présenter ce refoulement comme une dépossession, et partant pour déposséder les êtres parlants de leur inconscient, sous prétexte de les libérer de ce qui altére leur unité et leur souveraineté individuelles, alors qu’il assure – sur la base d’une division essentielle, assise sur un vide- leur diversité et leur pluralité. Celles-ci se concrétisent à travers les expressions particulières d’un fonds commun, nécessairement partagé, à savoir leur identité fondamentale, qui consiste en un « manque à être » inaliénable, garant de l’advenue de la singularité de « chaque un », non sans les autres.
« La machine » a beau être perfectionnée pour refouler et venir à bout du défaut de « rapport sexuel », elle demeurera une « béquille », une suppléance – certes précieuse -, mais elle se heurtera à l’impossibilité de réaliser ce mythique « rapport sexuel », et ce, quelles que soient les mystifications qui l’accompagnent, nourries par les multipes illusions de plénitude ontologique, que génère toute idéologie humaniste, qui ne veut rien savoir de la subjectivité et de sa logique de négation. En « béquillant » au mieux   « l‘être parlant », la « machine » ne saurait le compléter.
Soumettre « la machine » à une « robotisation » extrême, pour l’exploiter à fond, dans la perspective de démentir l’imprédicativité, qui ne « lâche » jamais le « parlêtre », malgré toutes les lâchetés qu’il lui inflige et lui réserve, est sous-tendu par le projet pervers de réalisation du rapport sexuel, que le système capitaliste ne cesse de promettre au monde. Projeter sur « la machine » un tel fantasme, revient à la dégrader et à l’identifier à un instrument qui trahit la « sagesse » de ses inventeurs, lesquels n’ont rien fait d’autre que mettre à profit leur dépendance du symbolique. « La machine » se voit alors dotée d’une surpuissance intrinsèque, immanente, qui bafoue et transgresse les limites imposées par l’ordre symbolique, spécifique aux êtres parlants, désormais en proie à de terribles frayeurs, annonciatrices de l’apocalypse et de leur propre destruction. La culpabilité , mise en jeu dans ces réactions, est conjurée et déplacée sur « la machine » : en la « chargeant », elle devient seule responsable de ces déviations, et transgressions, d’autant plus qu’elle échappe à la maîtrise de ses maîtres, dépassés par leur création. Ainsi, tous ceux qui ont contribué à sa naissance pour le bien de l’humanité, deviennent ses premières victimes : injustement floués par la « machine » potentiellement folle, ils sont dédouanés et exonérés de toute responsabilité. Comme si leur fantasme n’était pour rien dans leurs choix et dans les errements que leur assignent leurs prétentions à mettre un terme au « défaut de rapport sexuel ». En fin de compte, « punir » « la machine » de manière quasi infantile, en la détruisant par exemple, ne résoud pas le problème de l’humanité quant à ses rapports avec la subjectivité, et toutes leurs conséquences. Ne rien vouloir savoir de ces derniers, et continuer à produire des conceptions niant l’imprédicativité qui les fonde et les soutient, nous prépare à d’autres errements, dont le caractère funeste est proportionnel au démenti   qu’elles contiennent.

Enfin, il me semble légitime de se demander : qu’est-ce qui permet à l’IA de participer et de consolider la prédicativité, chère aux idéologies qui nient le sujet et excluent la subjectivité, alors que ses fondements théoriques permettent de s’y opposer et d’approfondir l’imprédicativité qui lui donne naissance ? Comment critiquer sérieusement l’IA, sinon en mettant au jour et en rapportant ses liens de subordination à ses « donneurs d’ordres », dont l’humanisme ostentatoire est à la mesure du rejet du sujet ?
L’intelligence se raffermit lorsque l’imprédicativité est prise en compte par une théorie qu’elle génère et fonde. Dès lors, elle devient iconoclaste, dans le sens où elle consacre le lien ou le nœud dialectique entre le « parêtre » et le « manque à être », que l’aliénation sociale corrompt en tentant de promouvoir un « paraître », équivalent à une image narcissique (i(a)), exclusive de ce manque à être, qui renvoie au sujet en tant qu’il met en valeur la féminité qui le leste .Se faire mâle finit par faire d’autant plus mal que la méconnaissance du manque à être, aggrave le rejet de la féminité qui favorise la pulsion de mort quant à ses capacités de déconstruction des prétentions totalitaires, mettant en danger la vie, dès lors que la préservation de la logique propre à la subjectivité n’est plus de mise. Aussi ne faudrait-il rien céder de celle-ci face à l’union sacrée de tous les tenants de la prédicativité ontologique, quelles qu’en soient les versions, fussent-elles en apparence opposées. En définitive, aucune d’elles, malgré leurs manœuvres de séduction, n’accepte d’intégrer dans ses élaborations les dimensions de l’inconscient, notamment lorsqu’il s’agit de phénomènes socio-économico-politiques. Et même si l’inconscient a droit de cité, c’est seulement au prix d’une définition tronquée, que la psychologie et la psychiatrie mettent à disposition et offrent à toutes les idéologies, soucieuses de « se débarrasser » du sujet.
« La machine » incarne et objective l’IA. Elle en est la métaphorisation, mais elle participe au pervertissement du savoir qui lui a donné naissance, en le déliant de la structure subjective, toujours sue, mais maintenue insue, en vue de sacrifier la dépendance du symbolique et de s’affranchir – en vain – de l’incomplétude qu’elle détermine. En participant au rejet de la négation que l’inconscient mobilise pour animer la subjectivité, une telle « machine », dotée de pouvoirs « surhumains » – magnifiés par l’imaginaire- échouera inévitablement sur un écueil infranchissable, celui de l’impossibilité de se libérer – quels que soient les renoncements et les sacrifices consentis – du primat du signifiant et de la signifiance. En ruinant les illusions de toute-puissance – issues du savoir encyclopédique et universel – promettant enfin un « métalangage » qui assurerait définitivement le « rapport sexuel », la dépendance du symbolique « sauvera » l’imprédicativité essentielle de la science pour favoriser ses progrès, dont la viabilité et la fiabilité s’appuient sur cette impossibilité radicale que le réel met en jeu dès lors que le symbolique nomme et donne son existence à tout ce qui est rapporté et relaté, quels que soient les détours dictés par l’imaginaire. Mettre cette structure au principe du savoir, permet à celui-ci de la concrétiser et de la matérialiser en ne succombant plus aux mirages d’un quelconque « métalangage » . Mettre le savoir en avant pour nier la structure (signifiante et subjective), aggrave les dévoiements prédicatifs du discours de la science, qui est dès lors perverti et dégradé en idéologie, d’autant plus exclusive du sujet qu’elle se pare de sa « scientificité ».
L’invocation de cette dernière consolide l’aliénation sociale qui ne cesse de délier le « paraître/ « parêtre » du « manque à être » indépassable, afin de le faire passer pour une affirmation et une assurance ontologiques, toxiques pour le sujet et «  l’ex-sistence » qu’il anime, grâce au désir. Fondamentalement rétif à la magie des « machines », qui ont la prétention de le compléter en bafouant leur propre nature métaphorique, il verse plutôt du côté de la poésie, laquelle grâce à l’usage particulier qu ‘elle réserve à la lettre, fait à la fois le succès du ratage du « rapport sexuel » et l’insuccès de la paranoïa, particulièrement hostile au « ni…, ni… », propre à la féminité, à savoir au « pas tout » comme négation du totalitarisme masculin (« hommosexualité »).
Ce principe fondamental, énoncé par LACAN : « Il n’y a pas d’universelle qui ne doive se contenir d’une existentielle qui la nie », permet de souligner que tous les progrès de l’IA sont des extensions concrètes (S2), produites par l’intension ou la signifiance (S1), toujours latente, implicite, et métaphorisée par celles-ci, qui présentifient par là même son absence en la rendant opérante et matérialisable. Le rapport entre les extensions et l’intension ou la signifiance, met en œuvre une temporalité particulière, qui privilègie le conséquent à partir duquel l’antécédent se dégage. Cette temporalité, issue du « troumatisme » (refoulement primordial et langage chevillé au corps), consacre l’aliénation symbolique. La méconnaissance qui frappe ce dernier est traumatisante, car elle transgresse l’aliénation qui en procède et marque l’ « ex-sistence ».

La dialectique (S2 S1 S’2….) participe activement à la « compactification de la faille » de chacun(e), selon son propre rythme et à sa mesure. Elle s’oppose à l’accaparement par d’autres des avancées obtenues par certain(e)s quant à la singularité de leur « compactification ». C’est ainsi que le discours analytique peut se préserver de son pervertissement en discours universitaire, dans lequel le psittacisme règne en maître.

En conclusion, je dirai que l’IA aura fait échec à l’intelligence, entendue comme lecture entre les lignes, si les artifices qu’elle crée sont mis au service, non plus de la « compactification de la faille », mais bien plutôt au colmatage et à l’obturation de cette dernière, au risque d’aggraver l’obsession du bilatère, très cher à la doxa et à l’idéologie dominante. Obnubilée par la prédicativité et l’oblativité, celle-ci pousse et incite à créer des « hochets », censés résorber l’inquiétude et les troubles causés par les manifestations de l’inconscient, qui perturbent le moi, désormais considéré comme victime, nécessitant une protection dont l’efficacité doit aboutir à l’éradication de ce qui le malmène, comme tentent de le faire vainement les psychosés, eux aussi hostiles – comme de nombreux humanistes – au sujet, comme négation accompagnant le décentrement de la conscience, et sans laquelle la pensée n’aurait pas lieu d’être, notamment sous la forme d’hypothèses. En effet, toute hypothèse est enserrée et insérée dans une interprétation qui met en oeuvre, outre l’intuition qui l’inaugure, une logique caractérisée par des articulations de dimensions qu’elle comprend et contient, et qui lui donnent une consistance telle que le vide organisateur, perdure et persiste en la transcendant, toujours de façon déterminante.

Amîn HADJ-MOURI
04/02/20

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