Pas d’indépendances sans soumission

Article paru le 5 mars dans « El Watan » – quotidien le plus lu en Algérie dans la presse algérienne francophone
 
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En réponse à l’interview de Kamel DAOUD dans EL WATAN du 15/02/17.

Il faut rendre hommage à Kamel DAOUD pour deux raisons essentielles : la première est de nous avoir offert une œuvre romanesque de belle facture (Meursault, contre enquête, éditions Actes Sud, 2014), la deuxième est de nous donner l’occasion, en tant que lecteur, de commenter ses énoncés, écrits et oraux, qui témoignent de sa réflexion et de son élaboration théoriques.

Même si Kamel Daoud a vu le jour dans un village proche de ma ville natale : Mostaganem, nous partageons tous deux une même langue maternelle, qui tout en nous identifiant, nous différencie et nous distingue cependant l’un de l’autre. En effet, cette langue qui inclut la fonction paternelle, au sens freudien, se fonde sur la structure du signifiant que nous avons en commun avec tous les êtres parlants. Néanmoins, le trait d’identification imaginaire que représente notre lieu de naissance -auquel nous ne sommes en aucun cas réduits, ni l’un ni l’autre- peut nous faire oublier (par refoulement secondaire) notre irréductible assujettissement à un ordre symbolique, qui transcende « le narcissisme des petites différences » (FREUD). Ce trait particulier partagé, n’élimine pas la singularité de l’un et de l’autre, dès lors qu’il nous enracine de manière irréversible dans une incomplétude essentielle, transcendant et faisant échec à toutes les tentatives idéologiques -fussent-elles opposées- qui prétendent suturer un « manque à être » (LACAN) essentiel et irrémédiable.  En proposant cet énoncé, je partage la conception de K.DAOUD quant à l’algérianité, avilie et souillée par ceux qui mettent au-dessus d’elle –à l’instar du colonialisme français pratiquant l’assimilation- une arabo-islamité idéalisée, illusoirement purificatrice et vaine quant à assurer quelque complétude que ce soit.
Nous ne nous connaissons pas Kamel DAOUD et moi, mais je suis à la fois très proche et très éloigné de lui. Ce paradoxe met en continuité la différence et l’identité, sans que l’une prétende exclure l’autre. Inhérent à la logique de l’inconscient, qui fait valoir la négation en tant qu’elle divise et altère la totalité de l’individu, ce paradoxe doit être constamment soutenu et alimenté, afin que la pensée, issue du manque à être, résiste à la sclérose dispensée par des idéologies différentes, même lorsqu’elles s’opposent les unes aux autres. C’est d’ailleurs le leurre entretenu par le pluralisme, qui donne l’illusion de la diversité : l’apparence dissimule mal le véritable fondement des différentes versions. Elles se rassemblent et se conjoignent pourtant dans leur hostilité à la subjectivité, dans leur haine du sujet, qui, parce qu’il est lié indéfectiblement à l’inconscient, n’est plus à confondre avec l’individu, conçu comme une entité et une totalité abstraite, en soi, autonome et souveraine. C’est d’ailleurs ce type de construction idéaliste qui génère toutes les inepties  opposant l’individu et sa « liberté », au groupe contraignant et oppressif. Comme s’il suffisait de s’affranchir de ce dernier pour recouvrer son indépendance ! Les théories qui prônent l’individualisme se mettent insidieusement au service de la paranoïa du moi, qui pousse au despotisme et à la tyrannie pour refuser le manque à être dont il procède.
FREUD dans « Psychologie collective et analyse du moi » nous a pourtant bien enseignés qu’un individu participe à la configuration du groupe auquel il veut appartenir, dans le but de mieux refouler  sa condition de sujet de l’inconscient,  aidé en cela par le fantasme de chaque un : en finir avec son propre manque à être, par quelque moyen que ce soit, quitte à faire voler en éclats ce qui le fonde et qui le maintient quoi qu’il en soit, comme être parlant, soumis une fois pour toute à un ordre symbolique immuable. En effet, la structure du signifiant incluse dans toute langue fait échec aux idéologies de la complétude, qui proposent toutes sortes de constructions  et de  fictions pour laisser accroire qu’elles peuvent en finir avec ce dont elles mêmes ne peuvent se passer : le signifiant, radicalement séparé du signifié, qui devient  insaisissable et renvoyé toujours sine die, met en place un écart irrépressible, qu’aucune langue, aussi sacrée soit-elle, ne peut suturer. C’est au contraire cette impossibilité-là qui la sacralise!

L’écart, incomblable entre le signifiant et le signifié, a la consistance d’un vide, insaisissable comme tel. Son appréhension n’est possible que par les métaphorisations qu’il induit et qui le matérialisent ainsi, sans qu’aucune d’entre elles ne puisse fixer,  figer l’échappement qui ne cesse de se déployer et « filer entre les doigts », au grand dam des réificateurs  et des fétichistes. Cette structure  impose dès lors qu’un signifiant ne peut pas se signifier lui- même, et partant  que la subjectivité (condition de sujet de l’inconscient) est mue par le principe de non identité à soi, qui menace les idéologies ontologico-confessionnelles, -de nature religieuse et/ou scientifique- mises en rivalité et au défi de garantir une plénitude et une complétude en apportant des attributs et/ ou des objets, capables de colmater un manque à être, inhérent à la condition d’être parlant.
Il ne s’agit en aucun cas de « faire la leçon » à Kamel DAOUD, mais de lui proposer, grâce au discours analytique, tel que l’a formalisé LACAN, une raison autre, une rationalité différente, susceptible de favoriser un entendement qui permet d’évider et de se désencombrer de certains présupposés idéologiques, adaptés à des fantasmes, qui empêchent trop souvent leurs clarifications. Ce qu’il est convenu d’appeler la réalité, comme si elle était une donnée extérieure, fixe et objective, alors qu’elle n’est qu’une représentation, modifiable et retouchable, pousse à privilégier une bi-dimensionnalité (imaginaire et symbolique) d’autant plus appauvrissante qu’elle exclut une troisième dimension, nommée réel par LACAN. Ainsi, toute représentation constitue un nouage spécifique de ces dimensions qui articule de manière spécifique le réel en tant qu’il se présentifie par son absence. C’est cette caractéristique qui permet une multiplicité de constructions possibles  et rend possibles des développements libérés de toute notion de reflet objectif d’une réalité préétablie et établie une fois pour toutes. Le réel est immuable (invariant) en tant qu’il est absent mais toujours présent, c’est à dire contenu dans toute réalité qu’il  engendre et qui s’avère muable et changeante, au titre de la métaphorisation qu’elle constitue. Cette logique propre à la subjectivité contrarie tout ordre social qui promeut l’individu pour mieux supprimer le sujet et l’inconscient qui le détermine. Le paradoxe consiste en ce que la découverte freudienne, qui a vu le jour dans une société occidentale capitaliste, comme la découverte de la plus value par MARX,  a été tellement édulcorée pour être adaptée aux rapports sociaux d’exploitation, notamment par la psychologie et la psychiatrie, que sa coupure épistémologique s’est considérablement émoussée. Le dévoiement du discours analytique, commandé par les idéologies humanistes, réfractaires au défaut constitutif de tout être parlant,  a multiplié le nombre d’ « illettrés », qui préfèrent la réification et l’objectivation fétichistes à  l‘évidement, qui tient compte et respecte le réel.
A force de laisser croire Kamel DAOUD qu’il défend des positions originales, voire inédites, -alors que leur fondement logique est loin d’être explicite et clair- certains idéologues « occi(re)dentaux » (LACAN) l’identifient à un héros de l’individualisme, pour lequel il peut se prendre, mais en courant le risque de scléroser sa pensée. Ils peuvent en effet lui épargner de rectifier ses erreurs théoriques, de corriger ses manquements et lacunes logiques, qui obèrent ses constructions. Ces idéologues, promeuvent une prédicativité tout aussi fétichisée que celles auxquelles ils déclarent s’opposer : une telle opposition est fondée sur des fondements logiques identiques, visant à garantir l’obturation du manque à être en convoquant des conceptions de l’individu qui ne souffrent d’aucune façon l’inconscient et sa logique propre. Or c’est bien cette dernière qui peut faire échec à la violence funeste et mortifère des idéologies ontologico-confessionnelles, et à la lutte à mort que se livrent les partisans et les combattants de conceptions ontologiques et prédicatives idéalisées, prétendument modernes et bien alimentées par la doxa. Celles-ci, comme des symptômes, recèlent et dissimulent en fait leur conviction qu’il existe la possibilité de se délester de l’impossible. Cette capacité est dévolue à ceux qui détiennent des pouvoirs, aussi bien matériels qu’idéologiques, auxquels il faut se soumettre pour pouvoir enfin bénéficier de cette « jouissance phallique » qui est interdite par la structure, laquelle fait de nous des êtres parlants, manquant (ratant toujours) de ce fait notre être, pour que nous puissions en contre partie nous enrichir en évidant constamment ce dont nous disposons. C’est à cette condition que l’« ex-sistence » vaut le coup et doit être protégée !
Le caractère pernicieux de tout discours à visée prédicative (de complétude et de plénitude) peut inclure des idéologies différentes voire opposées, qui partagent  le même objectif et distillent la même illusion : garantir la réalisation de soi en se libérant de l’impossible, confondant par là même l’interdit structural, essentiel à l’existence subjective et les interdits sociaux, qui ont la prétention de supplanter ce qui ressortit à la structure.
Kamel DAOUD a le mérite de nous mettre sous les yeux ses confusions et ses approximations conceptuelles, lorsqu’il dit dans l’interview accordée à EL WATAN (15/02/17) : « le mot indépendance chez nous a toujours incarné un sens collectif et collectiviste. J’ai voulu restituer à ce mot sa charge individuelle ». En ne définissant pas les termes : individu, collectif et collectiviste, on a bien du mal  à le suivre, d’autant que le groupe, s’il est opposable à  l‘individu, il est à distinguer du collectif, et encore plus du collectivisme. K. DAOUD ne se doute pas que le groupe et l’individu ont partie liée : l’un comme l’autre ont comme préoccupation de se débarrasser du sujet en tant qu’il met en œuvre l’inconscient, qui représente une négation consistant à déprendre le moi de son illusion de surpuissance et de totalité, qu’il ne cesse pourtant de revendiquer, et autour de laquelle il stimule bien des regroupements, hostiles à toute référence au manque à être. Son recours à l’individualisme comme antidote contre la pensée « unanimiste » dominante en Algérie me paraît un tour de passe-passe idéologique peu convaincant. Cette dérive logique se répète avec « l’anonymat collectiviste qui mettrait l’accent sur le peuple comme seul héros de l’indépendance du pays », ainsi qu’avec la « culture qui nie le héros individuel ». Elle se termine par son refus, en tant qu’ « intellectuel du Sud » de prendre part à des « clashs idéologiques ». Cette position frileuse de fausse « neutralité »,   me semble peu réconfortante, dans la mesure où il s’agit de montrer, en s’impliquant dans ce genre de situations, qu’une position éthique est fondamentalement différente d’une position idéologique et/ou partisane. C’est, me semble-t-il, de cette manière, qu’il est possible de déjouer les gros risques totalitaires de telles conceptions bilatères, binaires (mettre l’accent sur les différences locales) qui entravent l’accès à l’unilatère (mise en évidence d’une identité globale) en tant qu’il admet celles –là, alors qu’elles mêmes visent à s’en débarrasser, pour s’affranchir du signifiant et attendre la venue d’un signifié, dont la maîtrise conduit immanquablement à la tyrannie et au despotisme. Les impératifs ontologiques et les assignations à être (tu es) imposés par ce signifié finissent par tuer le sujet, à la satisfaction des tenants d’idéologies, apparemment très opposés les unes aux autres. Les conceptions humanistes et individualistes, voire groupales, s’avèrent grosses de pathologies de l’altérite, en raison de leur rejet des lois de la subjectivité,  fondées sur la division  subjective, induisant l’Autre comme une nécessité pour le sujet, alors que le moi ne vise que sa destruction. C’est d’ailleurs pour cela que celui-ci rivalise de prouesses pour que  cet Autre soit d’abord incarné et ensuite détruit.
Lorsque la féminité, paradigmatique de l’altérité, se voit défendue par le discours bilatère, à l’œuvre dans les conceptions individualistes, elle finit par se perdre dans les méandres d’un essentialisme, profondément préjudiciable aux femmes. Les poncifs « positifs »  appliqués à celles-ci les substantialisent autant que ceux qui les avilissent. Alors que la féminité consiste, comme l’inconscient, en une négation qui bat en brèche la totalité phallique, identifiée à la masculinité en tant qu’elle est fondée sur une confusion entre le pénis et le phallus (« le phallus est le pénis imaginé comme l’organe de la tumescence » LACAN. Radiophonie). La féminité subvertit la dialectique du rapport, établi pour chacun et pour tous, entre avoir et être, de sorte que pour l’homme comme pour la femme, l’avoir n’élimine d’aucune façon le manque à être, pas plus d’ailleurs que le défaut d’avoir.  C’est d’ailleurs ce qui constitue la matrice du désir, dont la satisfaction ne vient jamais à bout du ratage ontologique, qui s’avère nécessaire à sa relance, et partant à l’existence. La passion de l’ignorance qui concerne ces faits de structure, nourrit les réactions du moi, avide de surpuissance : il devient féroce contre le ratage –issu de sa propre altérité intime- qu’il interprète comme un échec,  imputé systématiquement à un autre, et préférentiellement à la femme. (« Telle est la femme derrière son voile : c’est l’absence du pénis qui la fait phallus, objet du désir »  LACAN. Ecrits .Subversion du sujet et dialectique du désir). Ce ratage indépassable représente en fait une « défense d’outrepasser une limite dans la jouissance » (LACAN. Ibid.) qui confirme le sujet en même temps que la « béance causale » (LACAN) mise en jeu et en évidence par le désir, dont la persistance soutient son déploiement métonymique et subvertit toute résolution oblative. Autrement dit, aucun objet ne peut prétendre tarir le manque à être qui cause et nourrit le désir, face auquel hommes et femmes sont logés à la même enseigne, celle de la Loi que le Père a installée comme interdit radicalement indépassable, auquel personne n’échappe (même pas les autistes), d’autant plus que lui-même a disparu et n’est plus présent (physiquement). Les transgressions de la féminité reviennent à bafouer cet interdit structural. Elles proviennent de ceux qui prétendent s’en affranchir pour affirmer leur toute puissance.
Les femmes n’ont pas besoin d’être essentialisées, même si c’est de façon idéalisée. Malmener la féminité consiste aussi à  « d’hommestiquer » et à « hommosexualiser » les femmes, sous prétexte d’égalité : elles sont désormais mesurées à l’aune du tout imaginaire dont se pare l’homme pour paraître et « parêtre » (LACAN), pensant ainsi faire parade au « manque à être ». C’est ainsi qu’on leur soustrait leur atout majeur : le « pas tout » qui les intègre partiellement à la jouissance phallique, tout en leur offrant la possibilité de ne pas sombrer dans une identification imaginaire au tout, laquelle débouche immanquablement sur des catastrophes, tant individuelles que collectives.  Elles n’ont pas à subir la soustraction de leur « pas tout » de la part de bonnes âmes, qui visent à leur apporter une compensation et un colmatage de ce qui leur manquerait intégrer totalement dans la jouissance phallique pour compenser et colmater ce qui leur manquerait. Il s’agit en revanche de le faire valoir dans les rapports sociaux qui, généralement, s’organisent pour mieux refouler et méconnaître cette dimension, corrélative de l’inconscient. Ce n’est donc certainement pas avec des idéologies prônant le primat de l’individu que la féminité, induite par la fonction paternelle, recouvrera sa place !

Si Kamel DAOUD est identifié au « prophète de l’insoumission », encore faudrait-il que son insoumission ne s’évapore pas dans des réactions plus ou moins hystériques, mais repose solidement sur son assujettissement à l’ordre symbolique, qui favorise la destruction et le dépassement de tous les types d’asservissement requis par l’aliénation sociale, dont personne ne peut se déprendre totalement, mais dont il est possible de se libérer, notamment en refusant les vanités prédicatives qu’elle ne cesse de faire miroiter aux yeux des uns et des autres.

 

En conclusion, je dirai que le plus gros risque encouru par K.DAOUD, n’est pas de soutenir et de rallier le camp « occi(re)dental » -dans lequel l’Algérie est embourbé jusqu’au cou-  en embrassant les idéologies qui le dominent et qui ne souffrent  pas le sujet, cet étranger si familier et indispensable au moi. Non, le plus gros risque réside dans le choix de la logique qu’il retient, à partir d’une position subjective, qui l’amène à terme à nier et à démentir, comme les autres auxquels il s’oppose, l’inconscient et les dimensions qu’il met en œuvre, pour confirmer que tout être parlant est limité par l’impossibilité de maîtriser le réel, quelle que soit l’idéologie dont il se pare : religieuse et/ou scientifique.

                                                                               Amîn HADJ-MOURI

                                                                               1er Mars 2017

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