POUR PROLONGER L’HOMMAGE A MAHMOUD DARWICH !

« La meilleure école pour la dialectique, c’est l’émigration. Les dialecticiens les plus pénétrants sont les exilés. Ce sont des changements qui les ont forcés à s’exiler et ils ne s’intéressent qu’aux changements. Des signes infimes, ils déduisent, à condition bien sûr qu’ils soient capables de réfléchir, les événements les plus fantastiques. Si leurs adversaires l’emportent, ils calculent le prix que ceux-ci ont dû payer cette victoire, et ils ont l’œil pour les contradictions. Vive la dialectique ! » Bertolt BRECHT (Dialogues d’exilés. L’Arche. 1965).

 « Une bonne cause, on peut toujours aussi l’exposer de façon drôle. » (Ibid.)

 

أنا لست لي (م.درويش) بل أنا أيضا لي. و الحقيقة تجمع و تضم الموقفين ورا العبارتين : الموقف الثاني دون الاول و الموقف الاول دون الثاني حسب منطق موبيوس

La poésie de Mahmoud DARWICH nous rapproche des enseignements de la psychanalyse. Et c’est avec ces quelques mots que je lui emboîte le pas pour mettre en exergue ce que nous réserve son art de métaphoriser, qui n’est pas si éloigné de la logique de l’inconscient, représentée par la bande de Moebius : une bande à deux faces distinctes, qui lorsqu’elle subit une demi-torsion, met en continuité ces deux faces pour n’en faire qu’une seule, sans éliminer leur différence et leur opposition. Ainsi, cette bande permet à la fois de distinguer, mais aussi bien d’identifier en mettant en continuité ce qui apparaît initialement, différent et opposé.

Nous, « êtres parlants » ou « parlêtres » (LACAN) ne sommes ce que nous sommes que parce que nous ne sommes pas ! La parole prend progressivement la place de l’être, qui disparaît pour laisser place au vide, lequel devient notre fondement et notre essence en tant que nous sommes définitivement assujettis à un ordre indépassable : le symbolique, mis en en jeu par le langage que chaque langue s’approprie et met en œuvre à sa façon. Cet ordre subvertit en partie le fonctionnement biologique du corps, et redéfinit la sexualité en cessant de la réduire à la seule reproduction de l’espèce. Grâce à la dépendance définitive au symbolique, nous demeurerons « parlêtres » quoi qu’il en soit. Définitivement exilés de toute ontologie, nous combattons vainement pour recouvrer un être qui, parce qu’il manque définitivement et irrémédiablement à chacun(e), assoit l’ « ex-sistence » (hors de lêtre) et la singularité propres à chaque « parlêtre ». Ce « manque à être » (ratage de l’ontologie) offre l’asile au sujet, qui se manifeste par ses expressions diverses, dès que les menaces ontologiques mettent en danger son existence : le sujet protège celle-ci des illusions, issues des quêtes et des conquêtes de l’être. Il assure le développement d’une intelligence, qui fait valoir une altérité intime (l’Autre ou l’étranger intime, c’est à dire l’inconscient) et abandonne des projets ontologiques, fomentés par le moi pour le museler et le faire taire. La domination du moi sur le sujet pour mettre fin à l’altérité constitutive de la subjectivité résonne avec ce qui se passe sur un plan plus collectif : l’histoire de l’humanité, malgré les multiples massacres qui ont été commis en son sein, fait écho à ces quêtes ontologiques qui s’expriment par des conquêtes, plus ou moins sanglantes, pour imposer une domination et ainsi jouir de la plénitude et de la complétude d’un moi, prêt à s’adonner à toutes les exactions pour s’assurer de sa toute-puissance. L’union des « moi » tente de faire échec au sujet et rend contagieuses les idéologies qui musèlent et censurent ce dernier, qui ne cesse de rappeler la condition de parlêtre, due à l’incorporation du langage à partir de la langue maternelle, laquelle, malgré sa dénomination, n’exclut d’aucune façon le père. Elle n’est maternelle que parce qu’elle inclut le père, dont la fonction consiste à favoriser l’incorporation du signifiant (la subversion de la biologie, du corps par le langage qui débouche sur la sexualité humaine, dominée par la recherche de la satisfaction et du plaisir), qui sépare de la chose en soi nature) et la subsume en la métaphorisant, en la sublimant, comme la poésie ne cesse de nous le montrer.

Enraciné dans le signifiant qui crée le monde, chaque être qui parle (se) rend compte que sa quête d’attributs pour « boucler » ce qu’il croit ou pense être, est interminable. Seule sa mort réelle viendra l’achever en y mettant un terme irréversible, alors que l’existence peut être redéfinie et enrichie à partir de l’abandon de cette quête, aussi illusoire que vaine. Le travail poétique aide considérablement à abandonner cette ornière : s’en affranchir permet de mieux renforcer son enracinement dans un ordre symbolique qui transcende les différents systèmes politiques et sociaux, lesquels ne manquent pas bien sûr de s’imposer de manière despotique et tyrannique pour conforter et renforcer l’union de tous les hommes et femmes, qui cherchent à dénier leur condition essentielle d’êtres parlants. Aucune culture, aussi idéalisée soit-elle, grâce à cette « union des moi », organisée autour d’une unité imaginaire, ne peut revendiquer, et encore moins imposer son extra-territorialité, par rapport au symbolique et au signifiant, à l’œuvre dans toutes les langues créatrices de métaphores, dont la beauté accompagne la mise en lumière de l’échappement,   caractéristique de la condition de parlêtre. Quelles que soient les formes de despotisme et de tyrannie qui prétendent remettre en cause cette condition, l’enracinement dans le symbolique est inaliénable, et ses conséquences viendront toujours à bout de ces périls, quels que soient les oublis qui les ensevelissent. La méconnaissance ou le refus de se rappeler de ce que l’on sait –sans que ce soit enseigné par quiconque – n’est jamais définitive. C’est pourquoi la poésie peut éclore chez des personnes non érudites. Elle ressuscite le vide et met en œuvre son omniprésence, grâce aux styles qu’elle promeut pour s’approprier le monde et le transformer sans cesse. Elle fait ainsi échec aux tyrannies qui prétendent éradiquer le vide et l’échappement qui s’ensuit, en entretenant ainsi l’illusion qu’elles mettent fin à l’assujettissement grâce à la soumission à ses impératifs, conduisant inévitablement à la servilité et à la servitude. L’asservissement à cette servitude peut être choisie par le moi pour mieux méconnaître et rejeter la dépendance du symbolique, pourtant protectrice de la subjectivité et de la singularité, défendues par le désir. Le premier adversaire, voire le premier ennemi de la subjectivité, gît en chacun, à travers son moi qui ne supporte pas l’altérité et la division qui ont définitivement remplacé l’être, perdu à jamais et qui subsiste comme fantôme et comme chimère dans le fantasme (matrice des multiples constructions qui se donnent comme réalité). D’où les plaintes qu’il exprime et adresse aux « spécialistes », censés détenir un savoir efficace pour colmater cette perte. Cette perte engendre en vérité un gain, indispensable à l‘existence, désormais sous-tendue et soutenue par le désir, qui, même s’il est « comblé » par un objet, sert à montrer qu’il n’existe aucun objet prétendant l’assouvir une fois pour toute, au risque de compromettre la vie elle-même. C’est précisément cette séparation irréductible d’avec l’objet -qui se distingue de « l’objet cause du désir » et en procède- que la poésie peut exposer de manière sublime et éloquente, en abandonnant toute référence tautologique que convoitent les « idolêtres », ceux et celles qui vouent un culte suprême à l’ontologie, utilisée comme rempart -d’abord contre eux-mêmes en tant qu’ils sont des sujets, enracinés dans un ordre symbolique qu’ils sont incapables de détruire- à un point tel, qu’ils se tuent ou bien tuent d’autres parlêtres, de façon lâche et obscène. C’est parce que l’inconscient ne lâche jamais un parlêtre que la subjectivité perdurera, en même temps que la poésie qui la rendra de plus en plus manifeste et attirante. Face à la haine de l’altérité, qui soutient la subjectivité (« Je est un autre » profère Arthur Rimbaud), la poésie libère des illusions de la purification, recherchée par le moi, qui rejette tout ce qui peut le décentrer et le déloger de sa toute-puissance. En altérant le sens des mots et en subvertissant les significations auxquelles ils donnent lieu, la poésie finit par articuler le moi à la négation qu’il récuse, mais qui le détermine, à savoir l’altérité, qui représente l’inconscient. Ainsi, les métaphorisations poétiques excèdent toujours le sens commun, et sensibilisent à la logique du signifiant en tant qu’elle procède de sa structure : il est radicalement séparé du signifié, et de cette séparation naissent des innovations et des inventions, réductrices de l’impensé qu’imposent les idéologies, même celles qui se veulent très généreuses et « progressistes ». La variété sémantique, la pluralité des significations et la polysémie impliquent l’équivocité, l’ambigüité et le malentendu. Elles impliquent aussi bien la métaphore et la beauté poétiques. L’écart qui sépare le signifiant du signifié est constitué par un vide qui autorise une variété d’interprétations et de constructions qui font la réalité et la déprennent de son caractère prétendument extérieur, « naturel » et objectif. Aucune construction ne peut se targuer de se confondre ni de s’identifier à la réalité. C’est ce dont témoigne aussi la poésie !

La poésie ne se contente pas de contredire de manière simpliste. Elle fait échec à la censure en dépassant le sens premier et commun grâce à une élaboration, toujours plus recherchée et toujours enrichie, qui persistera malgré le temps qui passe. Comme la féminité, elle fait intervenir l’éternité de l’ordre symbolique et la dépendance que les êtres humains lui témoignent, en manifestant ce qui provient de leur subjectivité, laquelle confirme leur ancrage dans le langage qui fait d’eux des exilés définitifs de l’être, et partant des parlêtres, toujours attachés au « parêtre », c’est à dire à côté de l’être (para-être), quelles que soient les formes de paraître qu’ils choisissent de se donner. Moins on est dans l’être, et dans les illusions ontologiques, alimentées par l’aliénation sociale et les idéologies niant le sujet, et plus on peut « poétiser » son existence ! C’est un des enseignements que je tire de ma lecture de la poésie de Mahmoud DARWICH, qui tout en se battant pour la cause palestinienne, souligne notre dépendance du symbolique, bafouée et humiliée par la politique israélienne, soutenue par l’ordre pervers mondialisé, ouvertement raciste, xénopathe (pathologie de l’altérité), mortifère, et toujours gros d’antisémitisme. Mettre en avant ce dernier, de manière explicite ou implicite, pour défendre la juste cause palestinienne, revient en vérité, à la pervertir, à la corrompre, et in fine à la trahir. C’est là aussi un des enseignements que nous a légués feu Mahmoud DARWICH. Son héritage demeure aussi précieux qu’intarissable, il nous appartient de l’honorer et de le dépasser en restant dans la même veine que lui.

                                                                                    Amîn HADJ-MOURI

                                                                                    02/11/18

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