R-LEW Autisme et Spécularité

Suite à un mail de René LEW, et avec son autorisation, il m’a semblé pertinent de soumettre à votre lecture cet écrit concernant l’autisme, thème de nos conférences cette année.

Vous trouverez une version plus lisible, avec les schémas inclus, en version PDF sur ce lien : Autisme et spécularité-rép à L. Haugaard

 

Bonne Lecture!
Benoit LAURIE

 

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René Lew,

le 1er octobre 2019,

en réponse à une remarque de Lis Haugaard

 

 

 

Autisme et spécularité

 

 

Le refus de l’échange de regard, dans l’autisme infantile précoce encore radical, implique-t-il plus avant que l’échange avec soi-même, auquel procède un miroir quand on s’y regarde, soit lui-même sidéré ?

Je tiens que l’autisme (chez l’enfant ou l’adulte, voir dans ce dernier cas Bleuler et sa théorie de la schizophrénie) est la fixation du sujet au poste intensionnel de la structure[1], sans rien considérer de ce qui se passe aux postes extensionnels.

Dans la psychose de l’adulte, on a affaire parallèlement à une fixation au niveau de ces extensions. En fait la fonction (comme telle en intension[2]) n’opère plus et sa traduction en objets (réels, imaginaires ou symboliques) ne se fait pas. Dès lors ces objets, antérieurement construits, ne sont plus reliés fonctionnellement entre eux, ils sont épars, valant chacun par lui-même et pour lui-même ; l’on a alors affaire à une sidération du sujet en ces places où il est encombré des éléments qui s’y situent sans pouvoir les remettre en circulation, des éléments dont il participe lui-même. C’est le contre-coup psychotisant d’un clivage (Spaltung) faisant dans ce cas barrage (Sperrung) et non plus lien ni passage.

Chez l’enfant l’amnésie infantile rend compte du temps nécessaire à la construction du monde, un monde constitué d’objets extensionnels. Tant que les objets du monde ne sont pas construits de façon à être opératoires, l’on n’a pas la mémoire ni de la période antérieure ni de la période présente. Ces objets demandent qui plus est un temps variable pour être induits par transcription (Vertretung), ou passage, de la fonction (en intension) en objets (valant comme fonction, la même, saisie en l’occurrence au travers de ses extensions, et je le dis ainsi afin de suivre Frege sur les questions de lien de la fonction en intension à ce qu’elle est en extension(s)). Ces objets sont les objets standard, les images, les mots (voire les signifiants au sens du Cours de Saussure). Leur temps de formation est plus ou moins long et leur induction ne se fait pas tout d’une pièce. Il suffit de considérer ladite « acquisition » du langage[3] pour s’en convaincre.

Je ne m’avance pas plus ici sur cette question du temps de l’amnésie et de la construction sous toutes leurs faces des objets du monde (et donc du monde lui-même). Je m’en tiendrai à la construction du monde imaginaire.

 

 

L’intension est elle-même tributaire de la déconstruction des objets, autrement dit de leur « retour » à la fonction qui les a constitués — et cela non sans décalage, je n’y insiste pas ici.[4]

 

Le syndrome autistique infantile précoce correspond à un piétinement du sujet au poste intensionnel sans construction du monde.

 

 

En pratique — j’y reviens — les objets du monde sont les objets standard (R), les images (I) et le langage (S). La sortie de l’autisme passe par la construction de ces objets — tant que c’est possible —, sans que celle-ci soit nécessairement cohérente et concomitante dans chacun des trois registres. Un enfant autiste (comme tout autre) apprend à se débrouiller plus ou moins bien avec ces objets, et je dis « se débrouiller » du fait qu’en même temps il les construise, soit « spontanément », et l’autisme tourne court (on dit alors bêtement que cet enfant n’était pas autiste), soit du fait d’un traitement permettant de sortir de l’autisme. Le plus assuré correspond à se débrouiller avec les objets standard, en s’y activant de l’intérieur (prenant alors son propre corps, tout ou partie, en objet) ou de l’extérieur (jusqu’à manier des couverts à table, une brosse à dents, un vélo…, un balai…, etc.). Les images interviennent dans la reconnaissance des choses, mais moins dans leur représentation objective (dessiner peut s’avérer difficile ou impossible et encore plus l’usage des lettres caractères). Le plus difficile concerne le langage. L’enfant autiste s’y introduit en comprenant ce qui se dit (parfois en plusieurs langues), mais cela ne va pas toujours jusqu’à verbaliser. Il s’entend dans ce que je dis que construire les objets ou les images (y compris hors « représentation ») implique un exercice symbolique : les registres du monde sont noués, ou enlacés, ou enchevêtrés… C’est autre chose que de prendre un dessin en objet et de figurer toujours la même chose, abstraite ou non, comme une stéréotypie en dessin, marquant que le réel revient toujours à la même place (Lacan).

 

*

 

J’insiste maintenant sur la spécularité.

Le sujet de l’inconscient est selon moi tiré aux quatre coins de la structure signifiante[5]. Dans les termes de Freud repris de son « Introduction du narcissisme », cela donne :

 

 

Cela se traduit comme

 

 

La spécularité concerne cette position de sujet dans la structure repérée comme moi idéal (ou sujet du narcissisme secondaire). Cela implique une intégration de l’image de l’autre que le sujet reprend à son compte pour satisfaire pulsionnellement la demande d’un Autre qui n’existe pas, sinon incarné métaphoriquement comme maternel au sens large, un Autre soutenant le sujet dans la reconnaissance qu’il a de lui-même dans le miroir, mais à partir de rien[6]. Le miroir permet au sujet de se récupérer fonctionnellement en intégrant le disparate de sa structure. Le miroir est ainsi la machine simple qui assure l’intension (ici l’inexistence significantisée de l’Autre : S(A/ )) comme ce qui rend fonctionnel tout objet extensionnel, un objet qui, sans cette fonctionalité, échapperait au sujet, comme son image peut lui échapper quand il ne l’assimile pas pour unifier l’éclatement extrinsèque de ce qui en devient sur ce mode son image (i(a)). L’intension de la signifiance est un vide opératoire et c’est de faufiler les choses par ce vide qui permet l’accès en les rendant aptes à un maniement subjectif. Cela a l’importance que prend l’aliénation comme formatrice du Je, ici :

(S(A/ ) → S(A/ ) → (i(a)).

Alors cela permet la sé-paration (concept de Lacan) qui assure le clivage faisant passage sans lequel rien ne procède de signifiant pour le sujet, rien ne procède récursivement comme assurément opératoire. Sans l’intégration d’un tel vide (plus exactement comme coupure), rien ne fonctionne et l’on se retrouve dans le cas de l’autisme. Aussi

 

 

la suscitation récursive de ce vide nécessite la rétrogrédience de l’objet spéculaire (i(a)[7]) sur ce qui s’en constitue comme antécédent que je spécifie, dans ce cas du spéculaire, comme le signifiant de l’inexistence (de la castration, dit-on) de l’Autre. Comme pour l’Un et le S1 des autres modes d’aliénation,

réelle : (Un → (Un → a)),

et symbolique : (S1 → (S1 → S2)),

ce signifiant est le signifiant phallique (valant l’évidement nécessaire à toute fonction, par définition insaturée et passant outre, qui plus est, une solution de continuité). La stagnation autistique au poste de l’intension est ainsi un échec phallique.

 

 

Le repérage de l’image spéculaire est donc une réhabilitation de ce phallus en échec et cela participe des nécessités à mettre en place pour sortir de l’autisme (du moins dans le jeune âge). Il appartient à l’enfant autiste de se saisir de son image miroir pour gagner en narcissisme proprement dit (secondaire, imagé) pour en refonder le narcissisme primordial (comme narcissisme de type : être humain, en l’occurrence).

 

*

 

Pour étayer ce propos, il faut revenir sur ce que Lacan appelle « non spécularisable » dans son séminaire L’identification. Ce non-spécularisable concerne précisément l’image phallique (via le phallus imaginaire (–φ)) et de là l’objet a comme imprédicatif. Toute la question est d’utiliser le miroir comme une machinerie permettant d’assurer la récursivité de la signifiance. L’aller-retour du regard dans le miroir est la reprise (ou la mise en marche) dans l’imaginaire de l’aller-retour (soit plus exactement : la concomitance) fonctionnel (intension-extensions) propre au symbolique. C’est en quoi le rapport à l’image ouvre au symbolique ; bien plus : constitue par lui-même l’ouverture symbolique comme telle. Mais c’est moins « automatique » qu’avec les modes de topologie structurant la coupure subjective.

 

 

Cela pose la question de fond de ce qu’il en est de se « reconnaître » (de se « retrouver ») dans son image miroir, ce qui s’avère mœbien. Dans le troisième cas de figure du schéma du bouquet (ou du vase) renversé, ce n’est pas de toute position que le sujet peut se reconnaître symboliquement, soit, selon un effet de nomination, autrement que strictement dans l’image miroir.

 

*

 

La question du spécularisable apparaît sur la fin du séminaire L’identification pour se développer dans le séminaire suivant, L’angoisse. Elle concerne l’émergence de l’objet a auquel le sujet s’identifie dans le fantasme (S/ ◊ a). Mais « s’identifier à » ne signifie pas « être » : sujet et objet a sont distingués par la fonction du clivage (◊) qui à la fois, mœbiennement, les distingue localement pour les identifier globalement.

La difficulté de l’enfant autiste à se faire un sujet du narcissisme proprement dit, spéculaire, en tant que moi, le maintient en tant qu’objet de l’Autre. Bien loin que cet objet soit cause du désir en se fondant d’un manque, il est ce qui obture la fonction à l’œuvre (ici le désir, sinon la jouissance) en la lestant en objet elle-même de manière que là où l’on attend un sujet on trouve un objet de l’Autre (et je n’assimile pas l’Autre à une quelconque position parentale, maternelle au premier chef). L’autiste « se fait » (non, justement pas), « est fait » déchet de l’Autre et cela le rend inopérant.

Je reprends Lacan (le 30 mai 1962) : la coupure engendre la surface et celle-ci représente le sujet. Dit autrement : le poinçon engendre le sujet. Mais l’objet a, aussi orientable soit-il, n’est pas spécularisable (6 juin 1962). Le problème est que Lacan s’appuie (1) sur un cross-cap, (2) sur son dessin en deux dimensions et (3) sur le point terminal de la ligne de décussation, quand ce sont là trois artefacts qui faussent l’appréhension correcte de la structure du plan projectif P2 : (1) l’immersion (dans l’espace tridimensionnel) ne permet pas d’accès à l’objet topologique lui-même, sauf à nécessiter un gros effort d’imagination et beaucoup d’explications plus ou moins adéquates, (2) le dessin (en dimension 2) rend d’autant moins compte de cette immersion, et (3) le point sur lequel Lacan fait fond n’a aucune existence structurale. Il n’empêche que, cette représentation mise à part, son intuition est correcte, parlant de « la fonction du phallus au centre de l’objet du désir » (éd. Roussan, p. 265). Reste que le plan projectif identifie bord à bord une bande de Mœbius (dextro– ou lévogyre) et un disque, et qu’à la bande de Mœbius on ne peut « superposer son image dans le miroir » (p. 266). Dit autrement, c’est une affaire de chiralité. Lacan en redéfinit ce qui est « spécularisable, comme la bande Mœbius, c’est-à-dire de comporter son irréductibilité à l’image spéculaire » (comme une main, gauche disons, ne peut se superposer à son image miroir, puisqu’elle y apparaît être la main droite). L’objet a, orientable, n’est pas spécularisable, précisément pour cette raison d’être orientable.

Je considère que le sujet autiste, tant qu’il est pris comme objet de l’Autre, n’est pas spécularisable et correspond précisément à son image dans le miroir : c’est parce qu’il y est happé qu’il s’en détourne, le risque étant grand de s’y perdre. En cela il se présente bien comme non spécularisable. Et c’est précisément quand il admet (au sens propre) cette image qu’il devient spécularisable — cette fois comme sujet — en étant irréductible à cette image. Le miroir est alors la machine simple dont le plan représente la coupure du sujet (ici sur le « plan » imaginaire, non sans fondement de symbolisation déjà opératoire ou encore à venir en supplément).

Je poursuis sur l’insistance de Lacan à l’égard du spéculaire :

« Une surface à une seule face ne peut pas être retournée car, effectivement, vous prenez une bande de Mœbius et vous la faites, vous verrez qu’il y a deux façons de la faire…

selon qu’on tourne : on fait son demi-tour, dont je vous parlais tout à l’heure, à droite ou à gauche

… et qu’elles ne se recouvrent pas. Mais si vous en retournez une sur elle-même, elle sera toujours identique à elle-même. C’est ce que j’appelle n’avoir pas d’image spéculaire »

(J. Lacan, L’angoisse, le 9 janvier 1963, éd. M. Roussan, p. 78).

Et plus loin :

« Alors, maintenant, voyez bien ce que je veux vous dire : Premier temps, le vase qui est ici [i(a)], il a son image spéculaire [i’(a)], le moi idéal constitutif de tout le monde de l’objet commun.

Ajoutez-y a sous la forme d’un cross-cap et séparez, dans ce cross-cap, le petit objet a que je vous ai mis entre les mains. Il reste, adjoint à i’(a), le reste, c’est-à-dire une bande de Mœbius, autrement dit — je vous la représente là, c’est la même chose —, ce qui vous fait partir du point opposé du bord du vase une surface qui se joint, comme dans la bande Mœbius. Car à partir de ce moment-là, tout le vase devient une bande de Mœbius, puisqu’une fourmi qui se promène à l’extérieur entre sans aucune difficulté à l’intérieur. L’image spéculaire devient l’image étrange et envahissante du double ; devient ce qui se passe peu à peu à la fin de la vie de Maupassant, quand il commence par ne plus se voir dans le miroir, ou qu’il aperçoit dans une pièce quelque chose qui lui tourne le dos, et dont il sait immédiatement qu’il n’est pas sans avoir un certain rapport avec ce fantôme. Quand le fantôme se retourne, il voit que c’est lui.

Tel est ce dont il s’agit dans l’entrée de a dans le monde réel, où il ne fait que revenir » (ibid.).

Et Lacan reprend la question deux ans plus tard dans Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, le 3 février 1965.

L’image spéculaire est le noyau du moi. « […] le i(a) s’origine dans le sujet, dans l’expérience spéculaire, […] le a n’a pas d’image spéculaire, il n’est pas spécularisable » et pourtant « il se trouve centrer tout l’effort de spécularisation » (éd. Roussan, p. 114).

Tout tient à l’image réelle i’(a) : à se l’assimiler, le sujet se perd dans le réel et c’est la position de refus autiste du miroir — jusqu’au passage retour de i’(a) à i(a), puis a, au profit du moi idéal normalisant, dans l’admission de la tromperie du miroir. Nous ne sommes pas là dans la dépersonnalisation psychotique, mais dans l’absence de « personnaison » (Damourette et Pichon) autiste.

 

[1] Lire R.L., « Avatars de l’intension », in R.L., Le temps de l’inconscient, Lysimaque, 2019.

[2] Une fonction est insaisissable, mais opère en tant que fonction dans un domaine dit intensionnel. Elle est traduite en des extensions qui en sont la saisie en termes de valeurs (parcours de valeurs selon Frege dans le réel, formes de valeurs selon Marx dans l’imaginaire, rapports de valeurs dans le symbolique). Ces valeurs modalisées sont la transcription objectale de la fonction dans divers champs ou registres.

[3] R.L., Politique du corps et de l’écriture, Lysimaque, 2015.

[4] Voir R.L., Dérive et dérivations. Le continu et le discontinu en psychanalyse, Lysimaque.

[5] Lacan : quatre termes sont nécessaires pour parler de l’inconscient, et cela conduit à un nombre déjà très conséquent de connecteurs quadriques bivalents (vrai ou faux, pour se limiter à ces deux objets de vérité). Au-delà, l’inflation exponentielle du nombre de connecteurs rend impraticable un hors point de vue prenant en compte tous les postes de structure à la fois (comme le font les connexions, en tant que modes de saisie de tous les postes à la fois). Je dis « tous les postes à la fois », pour éviter la symptomatique qu’induit l’emphatisation ne serait-ce que d’un poste.

[6] Voir R.L., « Indiscernabilité des types opposés de logique », Lysimaque, le 12 octobre 2019.

[7] Sur i(a) : l’image nécessaire à la spécularisation du sujet est celle du manque-à-être en tant que pris en objet, soit l’image de cet « objet manque » valant dès lors comme cause du désir et référent du sujet en tant que a. L’objet a (comme toujours dans une paire ordonnée) intervient à la fois comme un versant de la coupure dont se constitue le sujet et comme cette coupure : (a ◊ S/ ), qui se développe en (a ◊ (a ◊ S/ )).

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