IMPROMPTU A L’OCCASION DE LA FETE DU « PETIT JÉSUS ».

IMPROMPTU A L’OCCASION DE LA FÊTE DU « PETIT JÉSUS ».

« LA SCIENCE, SANS L’INCONSCIENT, N’EST QUE RUINE DE LA MATIÈRE (« L’ÂME À TIERS ») ET DU PROGRÈS » !

(Paraphrase rabelaisienne)

 

 

LA BÉANCE : SOCLE DE TOUT SAVOIR ET DÉNOMINATEUR COMMUN DE TOUS LES « ÊTRES PARLANTS ».

 

Le « motérialisme » (LACAN) permet de saisir le refoulement secondaire qui, oublieux du refoulement primordial, éclaire malgré tout l’implicite omniprésence de La Chose en tant qu’elle ne cesse pas de se manifester, en organisant les ratages que des objets affectés au comblement du moi, finissent par révéler. Ces objets mettent au jour le dévoiement qu’ils impriment aux objets du désir, lesquels portent le sceau définitif et irrépudiable de l’objet a, qui fait écho à la Chose. Le refoulement primordial, sans lequel le refoulement secondaire ne serait pas opérant, déploie une activité incessante et inlassable en faisant de toute réalité une construction fictionnelle, à laquelle fait défaut une dimension essentielle, qui est à l’origine de son enrichissement : le réel, traduit par différentes formes de ratage de la prédicativité, à laquelle il est indissolublement associé, quels que soient les obstacles et les écrans mis en place, notamment par le refoulement secondaire. Même le symptôme finit par révéler, si sa lecture est intelligente, une altérité qui le constitue et décentre du moi.

Il faut être assuré d’ « avoir la langue bien pendue » pour se permettre de dire ce qui est mal dit, et qui n’a de cesse d’exclure le « mi-dit », caractéristique de la vérité, dont les évidences sont menaçantes, voire persécutrices pour les tenants de la terreur moïque, c’est –à-dire de la paranoïa, dont la contagion groupale est toxique pour le sujet en tant qu’il met en acte la négation de l’être. Toujours manquées, toujours ratées, les tentatives incessantes de réaliser cet être se veulent des récusations du sujet, en vain. Elles finissent elles-mêmes par mettre en évidence « le manque à être », qui les détermine en dernière instance.

En raison du symbolique et de son irréversible incomplétude qui ouvre la voie à une autre raison, à un autre entendement, le progrès se transforme et devient inconfortable : il perturbe l’impensé et ses constantes resucées. Elles s’accompagnent d’inhibition qui favorise la formation de stases bilatères, censurant et refoulant l’unilatère dont elles ont l’illusion de se débarrasser, alors qu’il ne les lâche d’aucune façon. Les « hères » ne font alors qu’errer, en laissant croire –savoir(s) à l’appui- que le nec plus ultra du progrès, consiste en la mise au point d’une conception bilatère, enfin libérée de l’unilatère qui la bride. Ce progressisme de la « belle âme » est redoutable pour le sujet. Il débouche très souvent sur le pire !

S’il est de coutume que toute contribution, se voulant un tant soit peu sérieuse, invoque les fameux facteurs psychologiques entrant en jeu dans les problèmes socio-politiques, encore faut-il préciser en quoi ils consistent rigoureusement afin d’évaluer leur véritable impact, et d’examiner au mieux leur plus juste formulation. Car les réponses les plus judicieuses ne peuvent naître et se construire que si les questions sont correctement énoncées, bien explicitées, aussi bien oralement que par écrit. Ainsi une des questions majeures consistera à définir et à distinguer ces facteurs psychologiques de la subjectivité, dont les dimensions et leur nouage dialectique particulier ont été mis en évidence par la psychanalyse freudienne, édifiée sur des fondements théoriques très éloignés de toute conception psychologique et/ou psychiatrique. Même si la psychologie et la psychiatrie se prennent pour de la science, elles ne sont en vérité que des idéologies[1] dont la scientificité, réduite à la quantification, sert de paravent pour entretenir les illusions et la nostalgie d’une plénitude ontologique fantasmée. Elles s’assurent d’un pouvoir en promettant une prédicativité qui restaurerait des illusions perdues et la nostalgie liée à un « paradis perdu », organisé par un fantasme ordonné par le moi contre le sujet dont les expressions conflictuelles avec ce dernier prennent leur place et leur sens dans la nosographie psychopathologique, fondée sur une conception anthropologique fondamentalement étriquée, et partant erronée. Leur humanisme est d’autant plus grandissant qu’il vise constamment l’élimination du sujet en tant que son altérité, à laquelle est imputée la « pathologie », doit impérativement être résorbée, surtout si elle s’avère rebelle à des   « thérapeutiques » appliquées a priori, de façon sommaire, systématique et mécanique, sans rien comprendre au sens ni à l’organisation des bien nommés : les « troubles ». L’une prescrit des molécules chimiques en faisant croire qu’elle a le pouvoir de restituer des illusions dépréciées, alors qu’elles étaient mises auparavant au service de la paranoïa individuelle, l’autre préconise des programmes de correction comportementale, de type animalier, pour mieux revaloriser, renforcer et incruster définitivement ces dernières. Il est inutile de préciser que les savoirs convoqués et invoqués dans ce contexte, pervertissent la vérité et n’incitent d’aucune façon à tenir compte et à respecter son « mi dit ». A ce dernier s’oppose un totalitarisme « désiricide », propice à la chronicisation des troubles.

Il me semble nécessaire dans une société d’inviter et d’inciter tous ceux /celles qui sont concernés (es) par le savoir, comme capital, à réfléchir à la place qui lui est réservée, en fonction des pouvoirs, réels et imaginaires qu’il apporte en vue de s’insérer dans des rapports sociaux. A terme, ce genre de réflexion révèle que la possession et l’appropriation d’un savoir, voire de plusieurs savoirs faisant l’objet d’une accumulation à visée obturatrice, ne résorbent pas pour autant le « manque à être » de ceux et celles qui le possèdent, puisqu’aucun d’eux, ni tous réunis, ne sont définitivement achevés, ni clos. Dès lors, croire que le savoir permet de combler cette faille ontologique, qui définit l’être de celui ou de celle qui est doué de parole, est une illusion préjudiciable à son propre narcissisme, fondé sur cette faille insuturable et nécessaire à la vie « normale ». Tout savoir constitué et organisé doit faire l’objet d’interrogations épistémologiques approfondies de la part des intellectuels qui veulent honorer ce prédicat. Aucun savoir, de quelque nature qu’il soit, ne saurait garantir l’être de celui ou de celle qui l’acquiert, le possède pour s’en prévaloir. Il n’est la propriété privée de personne, même si on en a la maîtrise. Son exploitation en vue de suturer la béance, nécessaire à la vie et fondatrice de tous les savoirs, ne ressortit plus au progrès. Bien au contraire, ainsi réduit, il ne peut qu’engendrer le pire, sous forme d’éliminations et d’exclusions (cf. la terrible révolution culturelle maoïste) qui laissent accroire que se libérer de l’ordre symbolique, fondamentalement invincible, relève de l’exploit progressiste. Préserver et renforcer la prédicativité d’un savoir contre l’ordre symbolique qui le détermine, notamment en lui accolant un statut scientifique, finit par l’engager dans un combat stérile autour d’une conquête ontologique vouée à l’échec en raison de la primauté du symbolique et de son incomplétude, matérialisée par la béance qui marque chaque être parlant, qui en rend compte à sa manière et à sa guise, sans pouvoir éliminer l’impact exercé sur lui. Prétendre « écraser » le symbolique grâce à un savoir, quel qu’il soit, ne revêt aucun caractère révolutionnaire. Si aspect révolutionnaire il y a, c’est lorsqu’un nouveau rapport émergera d’une articulation dialectisant les relations et les liens entre imprédicativité et prédicativité, c’est à dire entre la béance ou le vide qui génère des productions, porteuses de sa marque indélébile et vouant à l’échec leurs prétentions obturatrices. Sans ce préalable, je pense qu’aucune avancée sérieuse sur le plan démocratique n’est envisageable ou concevable.

Généralement produit dans un monde occidental, dominé par le mode de production capitaliste, le savoir importé est loin d’être neutre. Il est profondément marqué par les « lois du marché » et ses envahissantes tendances fétichistes de marchandisation et de mercantilisation. Même s’il est considéré comme scientifique, il reste infesté par des théories qui, malgré leur caractère scientifique, sont en vérité des conceptions idéologiques, renforçatrices de ce système d’exploitation mondialisé. (Il suffit de se référer à ce qui s’est passé durant cette pandémie du coronavirus quant à la place du savoir médical et de ses rapports avec la politique et le scandale inouï du Lancet). L’idéalisation du savoir, surtout s’il se veut encyclopédique et érudit, accentue le refoulement de la béance qui le constitue et le fait évoluer. Grâce à sa faillibilité, ses incertitudes et sa révisabilité, il met au jour son incapacité foncière à garantir une sécurité ontologique définitive. Compenser et obturer cette faille prometteuse, devient la préoccupation de tous ceux et de toutes celles qui ne veulent rien en savoir, et vont rechercher une assurance ontologique auprès de dogmes religieux, oubliant que l’omniscience est un attribut exclusivement divin, une exception hypothétique, qui échappe au commun des mortels, conscients dès lors de leur fin et de leur finitude, parce qu’ils sont soumis à la loi du langage. (« Aucun signifiant ne peut se signifier lui-même »).

La « valeur d’usage » du savoir, concentrée sur la quête ontologique, est liée à une toute-puissance qui lui est dévolue parce qu’elle entretient la confusion et l’illusion qu’il est détenteur de la vérité, et partant pourvoyeur d’un pouvoir monnayable et échangeable avec d’autres produits appartenant à d’autres potentats. (Le cas de la médecine, entre autres, est paradigmatique de cette perversion sociale régnant en Algérie, depuis des décennies). Une telle marchandisation du savoir, sous toutes ses formes, le dévalorise et le soumet à une hiérarchisation indigne en l’intégrant à une compétition marchande et mercantile à laquelle prennent part –au nom de la liberté- tous les charlatanismes possibles et les interprétations obscurantistes, qu’elles proviennent de religions ou de théories dites scientifiques. La vigilance est de mise, et la nécessité d’édifier une éthique, fondée sur des principes logico-théoriques aussi clairs qu’étayés, et constamment soutenus par leur approfondissement, devient urgente pour ne plus être réduits à de simples consommateurs de produits venus de l’étranger, et partant dotés de grandes qualités. Cette vigilance intellectuelle est aussi de nature politique ! Elle a des effets idéologiques et politiques incontestables.

L’hypocrisie atteint son paroxysme lorsque ces pratiques sont déniées par tous ceux et toutes celles qui mettent en avant un nationalisme béat et inepte pour dissimuler ce genre d’attitudes. Dans un tel contexte, les « trabendistes » et autres colporteurs de charlataneries diverses et variées s’en donnent à cœur joie ! En se voulant infaillible grâce au savoir qu’elle mobilise –qu’il soit scientifique ou d’une autre nature- une idéologie refuse de se considérer comme un point de vue, parmi d’autres, qui se rejoignent cependant dans leur exclusion du « hors-point de vue », correspondant à ce qui échappe à l’un comme à tous les autres, et qui renvoie à leur indépassable dépendance, due à leur nécessaire partage du langage et du signifiant.

Réfléchir sur le savoir amène inévitablement à définir de manière autrement plus sérieuse la science et ses réelles capacités, compte tenu des failles qu’elle a réussi à mettre en évidence, et qu’elle ne cesse de souligner en fonction de ses développements. Autrement dit, sa mythification et son idéalisation dans le but de résoudre des questions ontologiques, s’avère vaine : les réponses qu’elle apporte, grâce au travail de lectures et d’interprétations multiples de ceux et de celles qui s’y consacrent, mettent en évidence l’imprédicativité essentielle des méthodes propres à la science, dépendante de la structure subjective. Dans les domaines scientifiques avancés, comme la topologie mathématique ou la physique quantique, l’impossibilité que révèle cette dernière stimule en fait les innovations et les inventions qui concrétisent et matérialisent toutes les possibilités et les ouvertures autorisées par cette limite infranchissable. Cette catégorie de l’impossible, très souvent refoulée par la science prédicative, met en jeu des dimensions qui permettent de déconstruire des théories aussi aventureuses qu’obscurantistes, comme certaines de celles qui procèdent de dogmes religieux et produisent des idéologies aussi funestes que mortifères. Chaque fois que la fascination ontologique est soutenue par une idéologie, de quelque nature qu’elle soit, la mort rôde ! Elle intervient et peut être mise en acte dès qu’il s’agit d’exclure l’inconscient, dont la négation est toujours à l’œuvre dans la conscience, qui lui est indéfectiblement liée. Celle-ci ne peut se passer de celle-là et inversement. La structure du sujet qui met en évidence que la conscience ne peut se passer de l’inconscient et vice versa, détermine en fin de compte les rapports que tout un chacun entretient avec les différents savoirs et leurs modalités d ‘appropriation et d’acquisition. Elle représente le savoir de base, essentiel et commun à tout être parlant, frappé de méconnaissance et d’oubli dès lors que d’autres savoirs l’enveloppent et le dissimulent, négligeant même l’appartenance à la condition humaine pour « gonfler » l’infatuation imaginaire de celui qui et en avant u son savoir pour ne rien vouloir savoir de ce qui le permet et le rend possible et accessible. La structure du sujet consacre l’accès à la condition humaine en imposant un savoir « basique » et essentiel, frappé de méconnaissance et soumis aux aléas du refoulement secondaire. C’est d’ailleurs à ce niveau que le discours universitaire excelle !

A travers les symptômes, les rêves, comme les lapsus et les actes manqués, la négation rend la béance opérante : elle présentifie l’impossibilité de transgresser l’ordre symbolique et met en évidence son lien indestructible avec l’interdit (l’interdit de l’inceste), dont elle procède. Ce dernier, désinhibiteur, libéré des possibilités et des potentialités qui s’y soumettant et ne visent plus à le transgresser ni à le violer, comme la perversion sociale et politique a tendance à y pousser. La corruption et les divers abus de pouvoir pour affirmer son être s’avèrent toujours vains ! Aucun prédicat ou attribut, pas plus que la sommation de tous, n’y parvient. La structure qui détermine la condition d’être parlant, s’y oppose catégoriquement et radicalement, au bénéfice de tous ceux et de toutes celles qui y consentent humblement. C’est par récusation de cette condition que l’inconscient se retrouve exclu, au profit d’un totalitarisme rampant, prêt à s’imposer si ce rejet s’affirme et s’impose de plus en plus. D’où la vigilance intellectuelle et épistémologique dont il faut faire preuve lorsque des concepts, impliquant l’inconscient, et partant la subjectivité, sont convoqués et utilisés dans certaines analyses socio-historiques.

Le mérite de la « tribune » publiée dans Le Monde du 28/11/20 par Mohammed HARBI et Nedjib SIDI-MOUSSA, tout comme l’interview donnée par ce denier au quotidien Liberté (06/12/20), réside dans la suscitation d’interrogations provenant de la polysémie inévitable des vocables, plus exactement des signifiants, qu’ils utilisent dans un sens tellement convenu qu’ils le croient partagé avec tous leurs lecteurs et lectrices. Or il n’en est rien ! Et dès l’intitulé de leur « tribune », qui semble sémantiquement limpide, on ne peut pas se passer de se demander quel sens précis ils affectent à l’expression « regard critique », ainsi qu’au terme de « révolution ». Tous les deux s’inscrivent certes dans un discours qui reçoit une orientation sémantique et épistémologique, appelant quelque élucidation. C’est dans cette élucidation-là, qui peut emprunter des voies diverses et différentes, mais qui exige dans tous les cas une rigueur exemplaire, que gîte la dignité du travail qualifié d’intellectuel. Mis au service de ceux et de celles qui s’y intéressent tout en ne disposant pas a priori du savoir qui caractérise sa spécificité et sa scientificité, cette tâche incessante ne doit en aucun cas se laisser identifier à la vérité, afin qu’elle puisse être définie justement. Tout discours qui promeut le pervertissement du savoir, et partant de la vérité, et quels que soient son pouvoir de séduction et de suggestion hypnotiques, finira par rejoindre les perpétuelles dérives paranoïaques. En alimentant la confusion entre les deux, les conditions du totalitarisme et de l’ostracisme sournois et pervers, voire cyniques, sont installées pour que ceux et celles qui prônent la démocratie se retrouvent pris au piège, à leur corps défendant. C’est le sort qui a été réservé à nombre de personnes grisées par l’univocité sémantique de la révolution, qui a finalement, malgré la réalisation d’un tour, s’est retrouvé coincée au même point, réalisant ainsi une véritable régression. Quant au « regard critique », il faut, pour l’exercer sérieusement, le doter d’un appareillage théorique permettant aux points de vue qu’il autorise de respecter un « hors point de vue », qui représente et met en jeu ce qui échappe à cette fonction sensorielle, marquée par une impossibilité : celle de tout voir et de tout cerner (cf. le panoptique de Bentham et ses modernisations technoscientifiques : reconnaissance faciale, drones, puce sous-cutanée etc…) que les pouvoirs d’État compensent par des technologies sophistiquées, dont l’infaillibilité est loin d’être certaine et acquise.

Un travail intellectuel critique peut revendiquer sa liberté par rapport au discours dominant. Mais il n’a de raison d’être que s’il met en évidence le discours sur lequel il s’appuie et établit ses arguments et énoncés. Invoquer une liberté absolue pour dissimuler le discours dans lequel un tel travail s’inscrit, devient une imposture, même s’il développe des incantations révolutionnaires dissimulant mal ses fondements réels.

La société algérienne a déjà connu et vécu ce type d’imposture durant les années 70 : tout en mettant en avant la lutte anti-impérialiste pour des peuples alors opprimés, les tenants du pouvoir et de l’appareil d’État se permettaient de mettre en place, au sein même de la société, des politiques et des institutions, aptes à instaurer un ostracisme oppressif et une discrimination répressive, indignes des références à la lutte anticoloniale, ressassées et ânonnées à longueur de journée, de manière dénégative. Exhiber à grande pompe l’anti-impérialisme-aussi légitime soit-il- servait à faire « avaler bien des couleuvres » à ceux et à celles qui croyaient incarner le progrès, alors qu’ils (elles) ne faisaient que le galvauder et le pervertir. Nul besoin de mythifier pour mystifier ! Le prix à payer s’avère toujours lourd le moment venu. C’est ce qui est advenu vingt ans après, sous la forme d’une guerre civile, dont les analyses sérieuses et approfondies restent encore à mener, sans ambages et sans crainte d’altérer un nationalisme, promu par certaines idéologies comme un attribut à agréger pour consolider la paranoïa de chacun (e ). Comme aucune appartenance n’est satisfaisante, un autre attribut ou plusieurs autres peuvent être convoqués pour supplanter ceux qui ont déjà été utilisés et qui ont échoué à mener à terme et à clore la quête ontologique et identitaire[2], toujours béante par définition, malgré les fantasmes et les illusions nourries par des idéologues, experts en méconnaissance et en paupérisation intellectuelle. S’affranchir d’un carcan idéologique pour en embrasser un autre, sous prétexte qu’il serait plus apte à réaliser sa conquête identitaire, ne ressortit en rien à une liberté. Le choix d’une telle position renforce l’enfermement dans un discours qui, parce qu’il tend à exclure l’ordre symbolique qui le détermine, tend à boucher l’horizon et à restreindre considérablement les possibilités de « rouvrir un avenir à la révolution » (N. SIDI-MOUSSA), si tant est que –comme je l’ai déjà mentionné- le sens de cette révolution soit bien explicité. Ainsi, si « l’option révolutionnaire de nos jours » consiste selon cet auteur à organiser « la sécularisation et la démilitarisation » de la société algérienne, encore faut-il comprendre pour quelles raisons elle en est arrivée à ce stade, et quelles conditions faudra-t-il atteindre et réunir pour que ces opérations aient lieu et se déroulent dans un climat de lutte acharnée, sans dévier vers une nouvelle guerre civile. Compte tenu de la prédominance de discours favorables à la paranoïa individuelle, qui se traduit, entre autres, par la quête incessante et inlassable d’une pureté identitaire, « la volonté de rupture, (pourtant) assumée par des pans entiers de la population » reste une vue de l’esprit. Et si les critiques adressées à « l’élite » -qui reste à définir- sont justifiées, cela ne signifie nullement que les idéologies et les discours qui ont cours dans et parmi le « peuple » soient plus et mieux fondés. Même si des revendications immédiates sont légitimes et appellent leurs urgentes satisfactions, il n’en demeure pas moins que les « pans » de la société qui souffrent le plus, -compte tenu du« verrouillage » idéologique et politique manigancé par les tenants du pouvoir, n’ont à leur portée ni les analyses les plus pertinentes pouvant éclairer ce qu’ils endurent, ni les instruments conceptuels qui servent et forgent ces analyses. De plus, même si elles existent, elles restent discrètes et n’attirent pas forcément ceux et celles qui en auraient le plus besoin. La résistance à la soumission à l’ordre symbolique qui permet de se libérer de certaines illusions, nourries par l ‘amour de soi et la paranoïa individuelle, se voit consolidée par les idéologies de la quête et de la conquête identitaire, toxique pour l’articulation dialectique entre les pulsions de vie et de mort, tel que FREUD l’a élaborée. C’est précisément parce que l’existence du sujet repose sur la mort définitive de son être (essence ou nature), que la vie devient possible et qu’elle ne se réduit plus à recouvrer ce qui a été imaginairement perdu, au nom de ce principe logiquement faux : avoir pour être. Ainsi, « émanciper » consisterait plutôt à fonder Éros sur Thanatos et non laisser entendre que la pulsion de vie doit « vaincre » la pulsion de mort. En introduisant dans les analyses une logique inédite, il devient plausible et possible de distinguer l’ignorance de la féroce méconnaissance, qui tient mordicus à ne rien vouloir savoir de ce qu’elle sait, quelle que soit l’érudition dont elle fait preuve pour masquer celle-ci. « Convaincre » en s’appuyant sur un discours dont la logique n’est pas différente de celle qui est à l’œuvre dans les idéologies les plus courantes et dominantes est d’autant plus voué à l’échec que les illusions renforçatrices de la paranoïa individuelle sont battues en brèche, et les identifications groupales qu’elles impulsent, mises en échec. Si Nedjib SIDI-MOUSSA considère que « les luttes claniques existent » de même que « les luttes de classes », il s’agira d’élucider les diverses modalités de leur recoupement, de leur recouvrement et de leur entremêlement sans prétendre détenir la vérité. Dire, exprimer vraiment ce que l’on pense, sans laisser croire que ce que l’on pense est la vérité, doit soutenir le travail d’analyse indispensable que l’on se doit de mener en tant qu’intellectuel, mû par une éthique respectueuse de ce qui nous échappe et met en évidence la béance dont dépend n’importe quelle pensée, qua ‘elle provienne d’un érudit ou d’un simple quidam. Aucune des deux n’est supérieure à l’autre a priori. Seules leurs lectures mettront au jour leur bien fondé à partir des effets qu’elles engendrent. Faire le choix de telles prémisses théoriques met en place les conditions propices à la construction et à l’élaboration d’une méthodologie fondamentalement –mais non spectaculairement- subversive, ainsi que le prescrit le discours hystérique. En effet, ce n’est pas du « poids des ancêtres et des martyrs » qu’il faut se libérer mais du discours construit par des charognards et autres fossoyeurs qui ont mis à profit la mort de ceux et celles qui ont choisi de combattre le colonialisme, sans chercher à être identifiés à des héros. Il ne s’agit pas de les glorifier, et il ne s’agit pas non plus de les dénigrer sous prétexte qu’ils/elles ont été utilisés (es) par la propagande du FLN et d’autres prédateurs, porte-drapeaux d’ un nationalisme aussi chauvin que pervers. De nos jours, ce sont les femmes qui sont soumises à ce même traitement idéologique et démagogique ! Essentialisées, elles sont de fait dégradées. Elles ne sont ni à « héroïser », ni à être dégradées ou flétries, d’autant plus que la féminité n’est en rien le propre des femmes. Même si elles sont plus enclines à saisir le sens de la féminité en raison de leur anatomie et du rapport avec l’autre sexe, qui leur facilitent le respect de la dépendance du symbolique et de la castration qui en procède, elles ne sont pas plus destinées « naturellement » à devenir des « révolutionnaires », qu’à être assignées à une place et à un rôle mineurs dans la société. La féminité consiste en la négation de la prescription totalitaire : « avoir pour être », qui vise à en finir avec le sujet et l’inconscient, au détriment de la vie. En mettant en évidence la temporalité de la béance qui transcende la chronologie et l’histoire, la féminité concrétise ainsi son éternité, et participe à la redéfinition de la fonction paternelle, généralement identifiée au patriarcat.

Les productions de l’inconscient qui dérangent constamment la conscience et la font se plaindre, sont des métaphorisations de la béance. Elles la font valoir en mettant au jour la rupture qu’elle opère avec toutes les inepties ontologiques et identitaires. Chaque fois que les effets de la béance, corrélative de la féminité, se manifestent, les tenants du totalitarisme crient au traumatisme et font appel à tous les charlatanismes possibles, notamment ceux que la psychologie promeut, pour s’en soutenir.

Ne pas prendre garde à ce principe fondamental de logique modale qui relève qu’une proposition, opposée à un argument faux, n’est pas obligatoirement vraie, risque de fermer et d’enfermer des analyses généreuses dans une impasse théorique, et partant politique, préjudiciable surtout pour ceux et celles qu’on croit comprendre et qu’on veut aider. Mieux vaut alors se garder d’offrir des cadeaux empoisonnés !

Chaque fois que la béance en tant que dimension essentielle du langage est refoulée et méconnue, alors qu’elle est présente dans chaque langue, qui l’exprime et la métaphorise à sa façon, la poésie est menacée, au profit du totalitarisme, qui ne supporte pas la polysémie et la plurivocité sémantique. A ce propos, j’aime à rappeler ce proverbe algérien que j’ai déjà évoqué, et qui illustre à merveille ce que je viens de mentionner. « L’énoncé ou le propos me concerne (al hadra ‘liya) et l’énonciation, le dire (plurivocité sémantique) ou le sens (non univoque en raison de la béance signifiante) vise ma voisine » (oual ma’na ‘ala jarti) ! Le savoir inclus dans ce proverbe   met en lumière la structure du sujet et l’importance de l’ordre symbolique à travers la signifiance, qui s’exprime et se concrétise dans la polysémie et dans la plurivocité sémantique. Il est mis en œuvre par des interlocuteurs dont les propos conscients ouvrent à d’autres sens possibles. Ainsi, ce proverbe particulier, énoncé dans une langue particulière met en évidence et en valeur un ordre symbolique, dont l’universalité consiste à partager et à mettre en commun la béance incolmatable qui le spécifie. Il génère toutes sortes d’idéologies, véhiculées par des discours qui ont la prétention, sous couvert de scientificité pervertie, de maîtriser et de boucher cette béance, sans laquelle elles ne sauraient exister. Malgré leur hermétisme à l’imprédicativité, inhérente à la béance structurale, et leur prosélytisme ontologique, leur prédicativité la plus obstinée et forcenée reste liée et nouée à cette dernière, qui la détermine fondamentalement. Toute tentative prédicative, dont l’univocité sémantique prétend mettre la main sur la vérité, exclut de fait l’imprédicativité qui la fonde. La vanité de sa prétention la rend encore plus menaçante, en raison du totalitarisme qu’elle renferme, malgré tous les atours généreux et séduisants qu’elle peut prendre. Elle s’obstine à reléguer l’imprédicativité à une place qui la rend complètement étrangère, alors que sa familiarité est omniprésente, comme nous le montre à l’envi ce proverbe de la vie courante. Tenir compte de l’imprédicativité essentielle, caractérisée par la béance qui matérialise l’ordre symbolique, est une exigence éthique, et partant politique. L’avènement du sujet, concomitant à la béance véhiculée par tout énoncé, consacre une éthique radicalement différente des positions inspirées de « la belle âme » progressiste, qui dissimule une profonde perversion.

Amîn HADJ-MOURI

22 /12/20

 

 

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[1]
[1] Idéologie : une construction fictionnelle, nécessairement prédicative, dont la vanité (au double sens du terme) ne cesse de méconnaître (refoulement secondaire), voire d’exclure l’imprédicativité qui la fonde et la soumet à la plurivocité sémantique, témoignant de sa béance constitutive

[2]
[2] Identité : expression particulière (métaphorisation) de l’absence radicale d’origine, libératrice de toute essentialisation de quelque nature qu’elle soit. Elle fait l’objet de véritables addictions destinées à exclure le sujet comme représentant le « manque à être ».

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