Se donner: Corps et âme ? – 3e partie : L’objet du don (fidélité)

3e partie de mon développement sur le don ( que je ne dirais plus de soi, ici, dans le fil de mon développement).
Retrouvez la première partie sur : ce lien
La deuxième: sur ce lien

 

L’objet du don (la fidélité)

Incarner l’objet du don, voilà ce que peut vouloir signifier celui qui éprouve l’angoisse dont l’étymologie laisse entendre une forme d’étranglement qui coupe la respiration (angustus – ango). Nous y retrouvons l’image de la proie saisie à la gorge et ainsi mise à mort.
Il s’agirait, dans ce cas de se trouver donné au prédateur, comme corps.

Mélanie KLEIN, celle que LACAN nommait “la tripière de génie”, situe la relation d’objet comme héritière d’une relation archaïque où l’autre de la relation est l’objet du désir oral, dans une dynamique cannibalique. On en retrouve la description dans son article : “L’amour, la culpabilité et le besoin de réparation”[1].
Le bébé, dépendant de sa mère, désire posséder celle-ci comme bon objet et la détruire comme mauvais objet. Plus précisément : il y a cette part de lui qu’il cherche à ingérer, à déchirer pour l’incorporer et cette part détestable à jeter.
Primairement, l’objet n’est pas déterminé comme tel : il n’est pas différencié du sujet duquel M. KLEIN dit qu’il présente un fonctionnement “schizo-paranoïde”.
Ce ne serait que secondairement que l’objet serait différencié et ainsi considéré progressivement comme objet unique, global : intégrant tant les composantes aimées que celles attaquées.
Le génie de M. KLEIN -outre certaines aberrations aujourd’hui clairement identifiées comme telles- est d’avoir saisi la valeur d’objet de ce qui fait relation pour tout-un-chacun… Et cette tendance du sujet à chercher des objets bons comme objets à intérioriser et à les défendre des objets mauvais, dit “persécuteurs”. Ces objets persécuteurs sont tant situés à “l’extérieur” qu’à “l’intérieur” de ce sujet, lequel réalise avoir été le destructeur de l’objet de son amour. Le désir sadique de posséder l’aura amené à déchirer des parts de cette objet aimé. Il aurait cherché à avaler cette source de plaisir que représente le sein / l’objet de la pulsion orale, avant de réaliser que, se faisant, il risquait de le détruire. Alors, plutôt que de chercher à incorporer réellement l’autre du don, il cherche à l’introjecter symboliquement. Ce, une fois la différence objet-sujet reconnue.

L’angle kleinien de la description de la relation d’objet se présente certainement trop schématique pour assurer la rigueur que nous devons exiger d’un discours psychanalytique. Notamment lorsqu’il est question “d’intérieur” et “d’extérieur”, puisque la dialectique dont je faisais plus tôt la description nous appellent à considérer le sujet tant comme représentant de la fonction de l’Autre que de la fonction narcissique du Je. A la fois, KLEIN introduit une forme de dialectique en pointant chez le bébé cette forme d’indifférenciation du soi et de l’autre. Seulement, cette différenciation reste trop centrée sur l’identification du sujet à son corps. Que le bébé puisse percevoir le sein comme partie de son corps propre est déjà présent dans les écrits freudiens, à l’époque de cet écrit.

Ce qui m’importe de retenir est le discours du sujet, concernant l’objet de son désir.
KLEIN introduit, à ce propos, l’éprouvé de culpabilité que suppose la différenciation du sujet avec l’objet de son désir, en pointant que le désir de l’objet suppose une forme de haine à son égard. Pour avoir l’objet, il faut le détacher comme part de l’Autre.
Dans la lignée de la conviction freudienne, que la considération de l’inconscient est considération de la sexualité et notamment du désir de l’objet phallique, elle pointe chez l’enfant le désir du pénis de celui vers qui se sera tourné le désir du premier objet d’amour (l’objet maternel) : le père. Il s’agirait de posséder l’objet de l’Autre, à son détriment.
Ainsi, la fille désire-t-elle déposséder sa mère de l’objet paternel qu’elle désire “destructeur” pour cette dernière (“pénis destructeur”). Ce désir, elle finirait par s’en éprouver coupable. Le garçon serait, lui, habité par la crainte que son propre pénis soit destructeur puisque non aimé et non désiré par l’objet de son amour : sa mère.
Ce n’est qu’après confirmation de ses capacités de réparation, que l’enfant devenu suffisamment grand pour investir d’autres objets que la mère, soit des substituts maternels, éprouverait la preuve de sa capacité d’aimer. Ce, jusque dans la réalisation de sa capacité à recevoir et à donner satisfaction sexuelle au partenaire de sa vie amoureuse.

Mélanie KLEIN a certainement trop ainsi sur la sexualité infantile stricto sensu, en faisant de l’objet du désir : le pénis du père. Cela laisse peu de place à la dimension symbolique de l’objet, mieux désigné comme : « phallique ». L’objet phallique désigne un objet qui serait satisfaisant, qui comblerait le désir et boucherait ainsi le manque pourtant constitutif du sujet et du langage qui le détermine.
C’est l’inscription même de ce sujet dans la signifiance qui le caractérise comme sujet du désir, aussi bien que sujet du langage.
L’écart marqué par l’impossible saisie de ce qui est signifié, par les signifiants, cause : l’objet et son désir. L’équivoque de ce « cause » est suffisamment signifiant pour que s’y entende le caractère inévitable de la logique signifiante comme structure du sujet. 

Insistons donc sur la valence narcissique primaire, celle que j’ai inscrite dans les schématisations ci-dessus du côté de l’intention ou de l’insaisi. Cette valence, comme moteur psychique ou pulsionnel pousse le Je à l’Autre.
Autrement dit, ce narcissisme primaire trouve à s’exprimer en narcissismes secondaire, en agalmata : ce sont des apparats et aussi bien des dires qui se font voir / entendre / introjecter de l’Autre et qui pourtant n’ont à priori rien de matériel. Ce sont des parties à prendre ou à donner sans qu’aucun ne sache ce que c’est.
C’est ce qui est à entendre dans :’L’amour, c’est le don de ce qu’on n’a pas ».
Il faut rappeler, et c’est précisément la fonction du psychanalyste, que chaque dit ou chaque objet formalisé pour le sujet est un « semblant » ou un artefact de ce qu’il en serait véritablement. Ce dit donne consistance à ce qui n’est pas et qui est relatif au narcissisme primaire lequel soutient le sujet comme unique, digne de se trouver distingué, comme valant : la peine ou le désir de l’Autre.
Voilà pourquoi il y a tout une économie, aussi imperceptible soit-elle, de la subjectivité qu’on appelle autrement : relation d’objet. 

Soulignons encore ce qui, dans l’élaboration de M. KLEIN, nous donne matière à avancer en psychanalyse : l’objet, en tant qu’il est investi sous un angle “partiel” (pas tout). C’est avec ce que LACAN en dit dans son séminaire VIII sur l’Angoisse, en termes d’agalma / agalmata. LACAN parle de l’objet a, en précisant “qu’à suivre la méthode kleinienne (…) avant tout le développement de la dialectique, il est déjà là comme objet du désir”. Il poursuit (p176) en soulignant que l’objet partiel a d’abord été tourné “en objet total (…) ce qui est différent de la somme des objets partiels”.
Ici encore, l’objet que chacun inscrit comme visé de son désir dans l’Autre apparait autant incomplet qu’indéterminé. Incomplet, il l’est dans une logique où le désir n’aurait plus de raison de se manifester s’il était éliminé par un objet qui le comblait. En conséquence de quoi, il ne peut se présenter qu’indéterminé : laissant le sujet incertain de ce qu’il vise comme objet du désir. 

Et pourtant chacun de nos désirs se présentent : déterminés, précisés. L’Idéal du Moi participe à cette détermination laquelle équivaut à l’exclusion de tous les autres possibles.
Ainsi en est-il de l’investissement amoureux où il s’agit pour l’un de chercher préférentiellement satisfaction et réconforts auprès d’un autre déterminé. C’est ce que porte la symbolique du mariage : un amour exclusif (des autres). Cette exclusivité n’est ni plus ni moins que le renégat de l’amour maternel. L’objet maternel appelant à l’exclusivité. Cela s’illustre dans le comportement que présentent les petits enfants vers l’âge de huit mois, tel que l’avait observé SPITZ en termes de : “peur de l’étranger” et “d’angoisse de séparation”.
FREUD a mis au clair que l’objet d’amour ne peut être qu’un substitut de l’objet maternel.
Autrement dit, l’expérience précoce d’extrême dépendance affective (puisque ce n’est plus seulement de survie biologique dont il s’agit pour un petit d’homme. On peut aussi se référer à SPITZ sur ce point avec la notion d’hospitalisme…), fait trace tout au long de l’existence sous ces autres formes d’investissement de la relation d’objet.
Chez le petit enfant, il s’agit du fantasme de posséder la mère à l’exclusion : du père, des membres de la fratrie, etc. 

Il s’agit alors de se donner Un ou de n’avoir qu’Un pour autre. Mais il y a un paradoxe évident dans cette histoire puisque la relation d’objet suppose de s’y trouver deux et puisqu’il s’agit de relation c’est qu’il y a de l’entre ; de l’entre-deux, donc du tiers !
Ce qui veut dire que l’amour à deux est un leurre. C’est ce qui est à entendre lorsque LACAN dit “qu’il n’y pas de rapport sexuel”. 

L’amour exclusif équivaut à une négation du désir de l’Autre. Car prendre un des autres pour l’Autre revient à nier ce dernier et ce qu’il suppose de pluralités. 

Qu’en est-il des “partenaires multiples” ?
Nombreux sont ceux qui, ayant réalisé la fantaisie du mariage, ce sont empressés du courir à cet autre fantasme… Sans y être moins déçus ; moins insatisfaits. Pour la simple bonne raison, qu’en bon négatif de l’extrême position qu’est celle du mariage, s’y trouve la même négation : du désir de l’Autre et de son impossible satisfaction. 

On trouve d’un côté : le fantasme et l’angoisse de se donner tout et de l’avoir tout. Puis, de l’autre côté : le fantasme et l’angoisse de se donner à tous et de les avoir tous. Pour M. KLEIN, les partenaires multiples équivalent à une tentative de sauvegarder la dépendance première en n’y substituant aucune autre forme de dépendance. Elle y lit l’expression d’une défense contre l’angoisse d’abandon. 

Un dernier point sur cette binarité mariage/partenaire multiples : il ne saurait y avoir d’équivalence entre une relation investie, notamment sur la durée, et une relation fugace. Il est précisément question d’engagement, aussi bien de reconnaissance de ce qui participe à fonder le sujet en tant que celui-ci s’exprime sur le versant prédicatif : c’est-à-dire par le substrat des identifications qui fonde le Moi par lequel ce sujet existe au monde, plus précisément par lequel, il s’inscrit dans le désir de l’Autre. Il ne saurait s’exprimer autrement que : “déterminé”. 

“Déterminé”, cela signifie qu’il précise son désir pour le vivre et l’agir. ET qu’il ne le termine pas pour autant ce désir. Chaque détermination en appelant une autre dans la mesure où chacune se caractérise par ses incomplétudes. Un choix suppose toujours des pertes. Souligner le pluriel de ces pertes permet de marquer la dialectique à laquelle appelle le désir. En tant que tel, il n’est pas déterminé, aussi bien que l’objet visé comme tout, comme phallique, une fois matérialisé et précisé, ne saurait apparaitre que partiel. 

 

Le don suppose donc une nécessaire perte du fait même de cette (in)détermination : du fait de l’inconnu auquel il appelle.
Là où le névrosé, ou nommez le “le fidèle”, ce qui serait bien plus signifiant… Là où il se trompe –c’est le cas de le dire- c’est en considérant ce don comme comptabilisable, comme appelant à une dette chez l’Autre. Or, ne pouvant être que “le don de ce qu’on n’a pas”, l’amour appelle à la reconnaissance d’une perte nécessaire, depuis l’advenu de chacun comme sujet (du langage). Il n’y a pas d’autre dette que celle du sujet à l’égard du langage.
Ainsi, lorsqu’il se trouve convaincu de se donner et ainsi vaincu, il se trouve finalement con c’est-à-dire : trou. Ce qui est extrêmement pénible lorsqu’on s’y est cru davantage.
Davantage, on se saurait s’en donner les moyens qu’à laisser ce don dépasser toutes les intentions, portées devant le Désir et masquant ce dernier comme pour mieux le faire taire.  

C’est un don inconditionnel qui constitue le terreau de la relation d’objet et d’un amour déshabillé des narcissismes secondaires. Celui-là n’appelle aucune dette mais ne fait qu’advenir ce Je(u) d’une jouissance inattendue telle que LACAN l’a dite : “plus-de-jouir ». 

 

Benoit LAURIE, le 20 janvier 2020

[divider scroll_text= »SCROLL_TEXT »]
[1] Mélanie KLEIN : “L’amour, la culpabilité et le besoin de réparation” (1936) in L’amour et la haine – Le besoin de réparation, ed. Petite Bibliothèque Payot 2016 (170p)

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *