L’essaim ou l’S1
Le concept S1, tel que LACAN le développe, au-delà de son usage primaire en linguistique, s’entend dans l’équivoque qu’il n’y manque d’y souligner comme : « essaim ».
L’essaim nous renvoie à la nuée d’abeilles qui en surgit. Aussi bien, par association : au banc de poissons, à la volée d’oiseaux, etc.
Ainsi, progressons vers la distinction fondamentale qui spécifie le petit d’homme : non plus simplement comme membre d’une espèce humaine, mais comme « sujet ». Non plus comme « individu » / indivisible, mais comme ce sujet que LACAN caractérise comme « divisé ».
Ce vocable sujet, LACAN le fait évoluer vers celui de « parlêtre », non sans lien avec une sorte de retour au corporel. Ou, pour le dire autrement, dans l’évolution de la théorie lacanienne, là où il s’agissait essentiellement de « sujet parlant », de « signifiant » ou du symbolique, la dimension du « corps » puis la notion « d’être » reprennent toute leur place avec le concept du « parlêtre ».
L’essaim animal montre comment les membres d’une même espèce savent ne faire qu’un. Il semble ne plus y avoir aucune individualité : la survie de l’espèce compte plus que tout ; ce qu’a démontré DARWIN jusqu’à l’évolution génétique même des espèces animales.
FREUD lui-même, au cours de son élaboration théorique sur la pulsion, parle d’autoconservation comme si les mécanismes inconscients qui nous agitent étaient des formes de manifestations instinctives. Cela ira tromper les traducteurs des textes freudiens dont la bévue laissera encore longtemps une empreinte telle que les français nommeront la pulsion (das Trieb) : « instinct ».
Pourtant la pulsion est bien ce qui spécifie notre condition ; celle que Lacan eut nommée de « l’être parlant » (avant de dire « parlêtre »).
Le somatique ressort du vital ; on ne peut l’éviter.
La pulsion, elle, est « représentant psychique du somatique », selon Freud… On ne peut éviter qu’elle se manifeste et elle ne cesse de se présenter comme inévitable. Elle est continue. Voilà ce qui la spécifie en plus de son caractère psychique : car cette inévitable est prise dans le langage.
Ainsi, le sujet du langage est animé d’une autre dimension que de celle de l’instinct et c’est ce qui fait de lui ce sujet. Chacun de nous ne saurait véritablement faire « un » avec la foule se ses congénères quand bien même les mouvements de foule semblent déployer un retour à la dimension animale qui nous habite (cf. FREUD « Psychologie des foules et analyse du Moi » où se développe le concept « d’Idéal du moi »). Nous ne faisons foule qu’à se manifester comme sujet du désir de l’Autre, c’est-à-dire : par des mécanismes d’identification spécifiant chacun dans sa définition continue subjective.
La pulsion, Je de l’Autre
LACAN, je le disais, revient aux concepts de « l’être », ou du « corps », pour mieux en spécifier la position chez celui qui se spécifie d’être habité par le langage. De naître petit d’homme, dans une continuité du langage qui le précède et qui lui poursuivra, chacun ne peut que n’être.
LACAN avance que « l’être c’est la jouissance du corps » ; ce par opposition au « manque-à-être » qui nous spécifie et nous pousse en quête d’un « plus-de-jouir » via le désir.
Dans cette perspective, la jouissance s’oppose au désir. Mais dans une élaboration plus tardive, le désir et la jouissance ne sont plus si antinomiques pour LACAN qui avance que « l’analyse présume du désir qu’il s’inscrive dans une contingence corporelle » (in Séminaire XX Encore, P.86).
Rappelons que la « contingence », LACAN la définit comme « ce qui cesse de ne pas s’écrire ». Autrement dit, ce qui émane de chacun ne peut trouver inscription que par l’entremise de cette dimension corporelle ; elle-même rattachée à la jouissance comme finitude.
C’est certainement là que se pointe le mieux ce que du sujet, Lacan pointe comme « divisé »… Il ne saurait atteindre cette finitude à laquelle l’appelle ce corps qui manque -comme l’animal résout un manque de nourriture- mais il y court à cette finitude. Et c’est tant mieux car c’est ce qui l’anime que cette visée. Il existe ainsi. Il vise ce qui anime son désir ; sans quoi il n’y aurait qu’à attendre la mort, sans « en-vie ».
Nous supposerons que l’animal ne se pose pas la question de son appartenance véritable à son espèce. Le chien ne se demande pas s’il est véritablement un chien.
Le petit d’homme quant à lui vient poser son identité d’appartenance à l’humanité : « En suis-je vraiment ? ». Son identité dépend de ce qui de l’Autre s’en dit. C’est parce qu’il est porteur du désir de l’Autre qu’il s’y trouve porteur d’une certaine identité.
Une « certaine identité » laisse bien entendre que chacun s’y croit (être ceci ou cela) mais que ce n’est ni définitif ni si certain que ça pourrait en avoir l’air.
De cet « en avoir l’air », se pointe la dimension imaginaire qui fait structure, pour le sujet, avec le réel et le symbolique. L’imaginaire, dans l’écriture lacanienne, c’est notamment le : i(a). C’est-à-dire l’objet a pris en image. C’est la saisie contingente de l’objet d’où se pointe le réel. C’est la prise en image du réel, par l’entremise du symbolique.
Parce qu’il est structuré par le langage, ce sujet de l’inconscient se dit par ce qu’il imagine de l’objet dont la saisie est celle que vise le désir.
Avec cet objet (que l’on peut opposer au sujet, pour éclaircir notre propos), il y a de l’Autre sans lequel l’Un ne saurait exister. Il ne peut apparaître par ce qu’il met en acte, du côté de l’Autre.
Freud le disait de la pulsion : qu’elle n’apparait que par l’objet de la satisfaction visée.
Identité et Vérité
Si l’on en revient à notre nuée initiale : l’animal ne semble vivre que protégé par ce groupe qu’il compose.
Le sujet parlant quant à lui, n’existe que par l’entremise de l’Autre sans que l’Un ou l’Autre ne se saisisse jamais. C’est bien la dialectique de l’Un à l’Autre qui tend la toile sur laquelle se joue l’existence du sujet.
Tel que je le disais, le sujet interroge son identité : « Suis-je vraiment ce que je pense être ? ». Pensons, par exemple, à la question de l’enfant sur sa filiation : « Suis-je vraiment l’enfant de ces parents-là ? ». Et il ne s’agit pas seulement de la question de l’adolescent critiquant des parents incapables…
De nombreux jeunes enfants s’interrogent ainsi ou se laissent amener ainsi au doute par leur frère ou sœur qui leur dirait : « Toi, tu n’es pas de la famille… Tu as été adopté ! ». Ainsi, chacun joue de ce doute, avec les intentions qui se manifestent alors (contingence).
Autrement dit chacun existe non sans quête de vérité ; et c’est bien cela qui anime les sciences quelles qu’elles soient.
La vérité se définit comme ce qui ne saurait être atteint mais se trouve sans cesse visé. A l’instar du désir dont elle fait la part belle, la vérité nous anime.
Les scientifiques s’appuient de ce qui fait preuve ou évidence (comme on le dit en anglais) pour déployer un argument rigoureux constituant in fine un savoir nouveau sur le Réel.
Seulement ces preuves peuvent apparaître finalement fausse. Plus encore, peuvent-elles apparaître « faussement fausses » (cf . mon écrit « un faux-trou » ). Les animaux peuvent produire des traces pour tromper le prédateur. Le sujet, avec son langage, va jusqu’à produire des traces « faussement fausses » pour tromper celui qui anticiperait le faux sur le vrai…
Bref, le Réel fait écart. C’est ainsi que LACAN l’a figuré dans son schéma I (tel qu’on le retrouve ici, par exemple : http://www.lutecium.fr/jacsib/images/schema-i.gif):
Ce que le psychanalyste tient, en sa position, c’est que : JE [en] passe par-le AUTRE pour m’assurer du REEL.
Et de ne pouvant jamais en être assuré, JE dois toujours refaire le trajet.
C’est la boucle continue pulsionnelle du JE (du narcissisme primaire, là où se trouverait le phallus) vers l’AUTRE et ces manifestations : objet (a), image de l’objet i(a) et signifiants multiples et variables (S2), comme autant de tentative de saisir ce qui agite chacun à toujours courir après ce qu’il désire.
Il suffit, pour illustrer cela, de penser à l’amoureux qui fou de cet amour en vient à faire des actes insensés pour trouver sa belle, puis partageant avec elle un amour passionné finit par se trouver bête car cela ne lui suffit pas. A cela, tentera-t-il de répondre : en allant chercher l’amour ailleurs (qu’il soit physique ou courtois), en investissant une passion ou un travail, ou en courant après un objet inaccessible, etc.
Renaissance et Reconnaissance
Finalement l’existence de chacun serait marqué par ces renaissances que sont chaque nouvel objet du désir.
Déjà la naissance d’un petit suppose une autre naissance : celle d’un ou plusieurs parents qui chacun renaissent par l’entremise de ce nouvel acte de leur existence.
Le petit lui nait par son émergence physique ET par ce qu’il en émerge de langage, avec ce langage qui déjà le précède…
Chaque rencontre induit de l’Autre en soi, c’est-à-dire la reconnaissance d’une infinité de variations possibles de ce qui se manifeste depuis l’Un que constitue le Je singulier.
On peut supposer dans la structure de la psychose que celui qui la manifeste vit ses autres comme des extensions de lui, sur le même mode que celui de l’essaim animal. Ils ne sont pas extensions dans le Réel mais l’Imaginaire qui fait alors barrage à la dimension symbolique y donne consistance.
Par exemple, dans le délire de celui qui convaincu de posséder un pouvoir extraordinaire sur le monde qui l’entoure, considère que chacun de ceux qu’il croise est porteur de signaux d’une vérité que seul lui peut percevoir et à laquelle tous devraient se référer puisqu’elle est vérité.
Cette dynamique, chacun aura pu l’éprouver en soi puisque (comme Freud le soutenait) il y a continuum du normal au pathologique. Je préfèrerais dire : continuum de la névrose à la psychose…
Chacun peut avoir éprouvé être dépositaire d’une vérité à partager avec tous les ignorants autour… Avant de se raviser et de nuancer sa conviction, conscient que de l’Autre surgit, dans tous les cas, cette vérité dont il ne saurait être seul dépositaire.
Cette nuance, primordiale dans la structure névrotique, illustre la division qui structure chacun : pris entre le narcissisme primaire et l’Autre ; pris entre ce qui devrait pouvoir se signifier (S1) et ce qui n’en sera signifié que partiellement : par l’entremise des signifiants (S2).
A reprendre le trajet de la pulsion, s’y trouve : un truchement du langage avec le vital.
Il s’agit d’y viser la satisfaction non plus en s’y abandonnant comme l’individu dans un banc, une nuée ou une meute. Cela reviendrait à suivre aveuglément au risque de s’y perdre ; dynamique que l’on retrouve chez la victime d’un pervers ou chez le soldat suivant son leader.
Le sujet tend à la satisfaction. Et c’est cette tension, qui aussi irritante qu’elle puisse être l’anime.
Cette animation est celle du corps, jamais reposé tant qu’il n’est pas mort.
Mais aussi celle d’un corps pris dans ce langage comme par une forme de cancer qui l’habite, à chercher quand même ce repos que l’on ne saurait dire éternel.
« Je par-le corps » pointe la pulsion, tant pulsion de vie que pulsion de mort. Cela anime celui qui l’éprouve, cela lui donne en-vie, en lui donnant la quête d’un repos abouti.
Benoit LAURIE – Mars 2023